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conduite, il pense à tout et se conforme à ses maximes, à son expérience. Molière est poète, entraîné, irrégulier, mélange de naïveté et de feu, et plus grand, plus aimable peut-être par ses contradictions mêmes; La Bruyère est sage. Il ne se mariera jamais : « Un homme » libre, avait-il observé, et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit, peut s'élever au dessus de sa fortune, se mêler dans le >> monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens. Cela est moins » facile à celui qui est engagé; il semble que le mariage met tout le >> monde dans son ordre. » Ceux à qui ce calcul de célibat déplairait pour La Bruyère, peuvent supposer qu'il aima en lieu impossible et qu'il resta fidèle à un souvenir dans le renoncement.

On a remarqué souvent combien la beauté humaine de son cœur se déclare énergiquement à travers la science inexorable de son esprit : >> Il faut des saisies de terre, des enlèvements de meubles, des prisons >> et des supplices, je l'avoue; mais, justice, lois et besoins à part, » ce m'est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle » férocité les hommes traitent les autres hommes. » Que de réformes, poursuivies depuis lors et non encore menées à fin, contient cette parole! le cœur d'un Fénelon y palpite sous un accent plus contenu. La Bruyère s'étonne, comme d'une chose toujours nouvelle, de ce que madame de Sévigné trouvait tout simple, ou seulement un peu drôle : le XVIIIe siècle, qui s'étonnera de tant de choses, s'avance. Je ne fais que rappeler la page sublime sur les paysans: « Certains animaux » farouches, etc. (chap. de l'Homme). » On s'est accordé à reconnaître La Bruyère dans le portrait du philosophe qui, assis dans son cabinet et toujours accessible malgré ses études profondes, vous dit d'entrer, et que vous lui apportez quelque chose de plus précieux que l'or et l'argent, si c'est une occasion de vous obliger.

Il était religieux, et d'un spiritualisme fermement raisonné, comme en fait foi son chapitre des Esprits forts, qui, venu le dernier, répond tout ensemble à une beauté secrète de composition, à une précaution ménagée d'avance contre des attaques qui n'ont pas manqué, et à une conviction profonde. La dialectique de ce chapitre est forte et sincère; mais l'auteur en avait besoin pour racheter plus d'un mot qui dénote le philosophe aisément dégagé du temps où il vit, pour appuyer surtout et couvrir ses attaques contre la fausse dévotion alors régnante. La Bruyère a fait plus que de montrer au doigt le cour– tisan, qui autrefois portait ses cheveux, en perruque désormais, l'habit serré et le bas uni, parce qu'il est dévot; il a fait plus que de dénoncer à l'avance les représailles impies de la Régence, par le trait ineffaçable Un dévot est celui qui sous un roi athée serait athée; il a adressé à Louis XIV même ce conseil direct, à peine voilé en éloge: >> C'est une chose délicate à un prince religieux de réformer la cour » et la rendre pieuse; instruit jusques où le courtisan veut lui plaire » et aux dépens de quoi il ferait sa fortune, il le ménage avec pru>>dence; il tolère, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie » ou le sacrilége, il attend plus de Dieu et du temps que de son zèle » et de son industrie. »>

Malgré ses dialogues sur le' quiétisme, malgré quelques mots qu'on regrette de lire sur la révocation de l'édit de Nantes, et quelque endroit. favorable à la magie, je serais tenté plutôt de soupçonner La Bruyère de liberté d'esprit que du contraire. Né chrétien et français, il se trouva plus d'une fois, comme il dit, contraint dans la satire; car, s s'il

Nous respectons trop la pensée de chacun pour changer le sens du jugement porté sur la piété de La Bruyère par l'écrivain supérieur auquel nous devons cette notice. Toutefois, nous sommes convaincus pour notre part que La Bruyère était plus que spiritualiste. Ses dialogues sur le quiétisme, remarquables sous tous les rapports, sont bien l'œuvre d'un homme religieux dans toute la valeur du mot, de l'homme placé près du Dauphin par Bossuet et qui a dû tout natu

songeait surtout à Boileau en parlant ainsi, il devait par contre-coup songer un peu à lui-même, et à ces grands sujets qui lui étaient défendus. Il les sonde d'un mot, mais il faut qu'aussitôt il s'en retire. Il est de ces esprits qui auraient eu peu à faire (s'ils ne l'ont pas fait) pour sortir sans effort et sans étonnement de toutes les circonstances accidentelles qui restreignent la vue. C'est bien moins d'après tel ou tel mot détaché, que d'après l'habitude entière de son jugement, qu'il se laisse voir ainsi.

On doit lire sur La Bruyère trois morceaux essentiels, dont ce que je dis ici n'a nullement la prétention de dispenser. Le premier morceau en date est celui de l'abbé d'Olivet dans son histoire de l'Académie. ! On y voit trace d'une manière de juger littérairement l'illustre auteur, qui devait être partagée de plus d'un esprit classique à la fin du xvn et au commencement du xvIII° siècle : c'est le développement et, selon moi, l'éclaircissement du mot un peu obscur de Boileau à Racine. D'Olivet trouve à La Bruyère trop d'art, trop d'esprit, quelque abus de métaphores : « Quant au style précisément, M. de La Bruyère ne » doit pas être lu sans défiance, parce qu'il a donné, mais pourtant avec une modération qui, de nos jours, tiendrait lieu de mérite, dans » ce style affecté, guindé, entortillé, etc. » Nicole, dont La Bruyère a paru dire dans un endroit qu'il ne pensait pas assez ', devait trouver en revanche, que le nouveau moraliste pensait trop, et se piquait trop vivement de raffiner la tâche. Nous reviendrons sur cela tout à l'heure.

rellement prendre partà la lutte du grand prélat contre les erreurs de Fénélon. Nous regrettons vivement que la différence profonde des matières entre les Dialogues et les Caractères aient fait perdre au public l'habitude de les voir réunis dans le même volume (G. O.)

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'Toutes les anciennes clefs nomment en effet Nicole comme étant celui que désigne ce trait (Des ouvrages de l'Esprit) : Deux écrivains dans leurs ouvrages, etc., etc.; mais il faut convenir qu'il se rapporterait beaucoup mieux à Balzac. J'ai discuté ce point ailleurs. (Port-Royal, tome II, page 390).

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On regrette qu'à côté de ces jugements, qui, partant d'un homme de goût et d'autorité, ont leur prix, d'Olivet n'ait pas procuré plus de détails, au moins académiques, sur La Bruyère. La réception de La Bruyère à l'Académie, donna lieu à des querelles, dont lui-même nous a entretenus dans la préface de son discours et qui laissent à desirer quelques explications'. Si heureux d'emblée qu'eût été La Bruyère, il lui fallut, on le voit, soutenir sa lutte à son tour comme Corneille, comme Molière en leur temps, comme tous les vrais grands. Il est obligé d'alléguer son chapitre des Esprits forts et de supposer à l'ordre de ses matières un dessein religieux un peu subtil, pour mettre à couvert sa foi. Il est obligé de nier la réalité de ses portraits, de rejeter au visage des fabricateurs ces insolentes clefs comme il es appelle: Martial avait déjà dit excellemment : improbè facit qui in alieno libro ingeniosus est. « En vérité, je ne doute point, s'écrie » La Bruyère avec un accent d'orgueil auquel l'outrage a forcé sa » modestie, que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d'entendre >>> depuis quelques années de vieux corbeaux croasser autour de ceux » qui, d'un vol libre et d'une plume légère, se sont élevés à quelque >>> gloire par leurs écrits. » Quel est ce corbeau qui croassa, ce Théobalde qui bâilla si fort et si haut à la harangue de La Bruyère, et qui, avec quelques académiciens, faux confrères, ameuta les coteries et le Mercure Galant, lequel se vengeait (c'est tout simple) d'avoir été mis

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Il fut reçu le même jour que l'abbé Bignon et par M. Charpentier, qui, eu sa qualité de partisan des anciens, le mit lourdement au dessous de Théophraste; la phrase, dite en face, est assez peu aimable : « Vos portraits ressemblent à de certaines personnes, et souvent " on les devine; les siens ne ressemblent qu'à l'homme. Cela est cause que ses portraits » ressembleront toujours; mais il est à craindre que les vôtres ne perdent quelque chose » de ce vif et de ce brillant qu'on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer avec » ceux sur qui vous les avez tirés. » On voit que si La Bruyère tirait ses portraits M. Charpentier tirait ses phrases, mais un peu différemment.

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immédiatement au dessous de rien? Benserade, à qui le signalement de Théobalde sied assez, était mort; était-ce Boursault qui, sans appartenir à l'académie, avait pu se coaliser avec quelques-uns du dedans? Etait-ce le vieux Boyer ou quelque autre de même force? D'Olivet montre trop de discrétion là-dessus. Les deux autres morceaux essentiels à lire sur La Bruyère sont une notice exquise de Suard, écrite en 1782, et un Éloge approfondi par Victorin Fabre (1810). On apprend d'un morceau qui se trouve dans l'Esprit des Journaux (février 1782), et où l'auteur anonyme apprécie fort délicatement lui-même la notice de Suard, que La Bruyère, déjà moins lu et moins recherché au dire de d'Olivet, n'avait pas été complètement mis à sa place par le xvii siècle; Voltaire en avait parlé légèrement dans le siècle de Louis XIV: » Le marquis de Vauvenargues, dit l'auteur anonyme (qui serait digne » d'être Fontanes ou Garat), est presque le seul, de tous ceux qui ont >> parlé de La Bruyère, qui ait bien senti ce talent vraiment grand et original. Mais Vauvenargues lui-même n'a pas l'estime et l'autorité qui devrait appartenir à un écrivain qui participe à la fois de la sage

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A propos du discours de La Bruyère à l'Académie, le Mercure conclut, en remuant sottement sa propre injure, que tout le monde a jugé qu'il était directement au dessous de rien. Certes, l'exemple de telles injustices appliquées aux plus délicats et aux plus fins modèles serait capable de consoler ceux qui ont, du moins, le culte du passé, de toutes les grossièretés qu'eux-mêmes ils ont souvent à essuyer dans le présent.

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2 Ce serait plutôt Boursault que Boyer; car je me rappelle que Segrais a dit à propos des épigrammes de Boileau contre Boyer : Le pauvre M. Boyer n'a jamais offensé per"sonne." Je m'étais mis, comme on voit, fort en frais de conjectures, lorsque Trublet dans ses Mémoires sur Fontenelle, page 225, m'est venu donner la clef de l'énigme et le nom des masques. Il paraît bien qu'il s'agit en effet de Thomas Corneille et de Fontenelle, ligués avec de Visé. Fontenelle était de l'Académie à cette date. Lui et son oncle Thomas faisaient volontiers au dehors de la littérature de feuilletons, et écrivaient, comme on dirait, dans les petits journaux. On sait le mot de Boileau à propos de La Motte : « C'est "dommage qu'il ait été s'encanailler de ce petit Fontenelle."

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