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content de soi et de son esprit, l'est de vous parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous admirer, ils veulent plaire: ils cherchent moins à être instruits et même réjouis, qu'à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui '.

Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination dans nos conversations ni dans nos écrits: elle ne produit souvent que des idées vaines et pué– riles, qui ne servent point à perfectionner le goût, et à nous rendre meilleurs nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement.

C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.

Dire d'une chose modestement, ou qu'elle est bonne, ou qu'elle est mauvaise, et les raisons pourquoi elle est telle, demande du bon sens et de l'expression; c'est une affaire. Il est plus court de prononcer d'un ton décisif, et qui emporte la preuve de ce qu'on avance, ou qu'elle est exécrable, ou qu'elle est miraculeuse.

Rien n'est moins selon Dieu et selon le monde, que d'appuyer tout ce que l'ont dit dans la conversation, jusques aux choses les plus indifférentes, par de longs et de fastidieux serments. Un honnête homme qui dit oui et non, mérite d'être cru: son caractère jure pour lui, donne créance à ses paroles, et lui attire toute sorte de confiance.

'Quelques écrivains ont reproché à notre auteur le défaut qu'il condamne ici lui-même de si bonne grâce, et comme un homme qui ne l'aurait jamais eu. Boileau cependant l'a jugé un peu sévèrement sur ce sujet. L'abbé d'Olivet, dans son Histoire de l'Académie, lui reproche trop d'art, trop d'esprit, et quelque peu d'affectation dans le style. Ces reproches que La Bruyère a peut-être excités par sa manière vive, originale et fine, dont il donnait le premier exemple en France, ont perdu beaucoup de leur gravité, aujourd'hui que l'illustre auteur n'est plus un homme dont la supériorité bien marquée pouvait irriter quelques susceptibilités ombrageuses, mais un livre inoffensif et spirituel, qui plaît à tous ceux qui l'ouvrent, et que tout le monde sait par cœur. Tant qu'on a pu mettre le nom d'un personnage vivant, sous ces portraits hardis et incisifs, son livre lui attira, selon l'expression de Malésieux, beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis. Mais maintenant nous n'y voyons plus qu'une philosophie sage et droite, un rare esprit d'observation, et une telle abondance de vérités et d'aperçus ingénieux, qu'on s'étonne qu'un auteur si remarquable ait jamais pu être blâmé par d'autres que par ceux que ses traits satiriques effleuraient en passant.

9 Celui qui dit incessamment qu'il a de l'honneur et de la probité, qu'il ne nuit à personne, qu'il consent que le mal qu'il fait aux autres lui arrive, et qui jure pour le faire croire, ne sait pas même contrefaire l'homme de bien.

Un homme de bien ne saurait empêcher par toute sa modestie, qu'on ne dise de lui tout ce qu'un malhonnête homme sait dire de soi.

Cléon parle peu obligeamment, ou peu juste; c'est l'un ou l'autre : mais il ajoute qu'il est fait ainsi, et qu'il dit ce qu'il pense.

Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos. C'est pécher contre ce dernier genre, que de s'étendre sur un repas magnifique que l'on vient de faire, devant des gens qui sont réduits à épargner leur pain; de dire merveilles de sa santé devant des infirmes : d'entretenir de ses richesses, de ses revenus et de ses ameublements, un homme qui n'a ni rentes ni domicile; en un mot de parler de son bonheur devant des misérables. Cette conversation est trop forte pour eux; et la comparaison qu'ils font alors de leur état au vôtre, est odieuse.

Pour vous, dit Eutiphron, vous êtes riche, ou vous devez l'être; dix mille livres de rente, et en fonds de terre, cela est beau, cela est doux, et l'on est heureux à moins ; pendant que lui qui parle ainsi, a cinquante mille livres de revenu, et qu'il croit n'avoir que la moitié de ce qu'il mérite il vous taxe, il vous apprécie, il fixe votre dépense; et s'il vous jugeait digne d'une meilleure fortune, et de celle même où il aspire, il ne manquerait pas de vous la souhaiter. Il n'est pas le seul qui fasse de si mauvaises estimations, ou des comparaisons désobligeantes; le monde est plein d'Eutiphrons.

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¶ Quelqu'un suivant la pente de la coutume qui veut qu'on loue, et par l'habitude qu'il a à la flatterie et à l'exagération, congratule Théodeme sur un discours qu'il n'a point entendu, et dont personne n'a pu encore lui rendre compte; il ne laisse pas de lui parler de son génie, de son geste, et surtout de la fidélité de sa mémoire; et il est vrai que Théodème est demeuré court.

L'on voit des gens brusques, inquiets, suffisants, qui, bien qu'oisifs, et sans aucune affaire qui les appelle ailleurs, vous expédient, pour ainsi dire, en peu de paroles, et ne songent qu'à se dégager de vous: on leur

parle encore qu'ils sont partis, et ont disparu. Ils ne sont pas moins impertinents que ceux qui vous arrêtent seulement pour vous ennuyer; ils sont peut-être moins incommodes.

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Parler et offenser, pour de certaines gens, est précisément la même

chose ils sont piquants et amers: leur style est mêlé de fiel et d'absynthe la raillerie, l'injure, l'insulte, leur découlent des lèvres comme leur salive. Il leur serait utile d'être nés muets ou stupides. Ce qu'ils ont de vivacité et d'esprit leur nuit davantage que ne fait à quelques autres leur sottise. Ils ne se contentent pas toujours de répliquer avec aigreur, ils attaquent souvent avec insolence: ils frappent sur tout ce qui se trouve sous leur langue, sur les présents, sur les absents; ils heurtent de front et de côté comme des béliers. Demande-t-on à des béliers qu'ils n'aient

pas de cornes? De même n'espère-t-on pas de réformer par cette peinture, des naturels si durs, si farouches, si indociles. Ce que l'on peut faire de mieux, d'aussi loin qu'on les découvre, est de les fuir de toute sa force, et sans regarder derrière soi.

glly a des gens d'une certaine étoffe ou d'un certain caractère, avec qui il ne faut jamais se commettre, de qui l'on ne doit se plaindre que le moins qu'il est possible, et contre qui il n'est pas même permis d'a

voir raison.

Entre deux personnes qui ont eu ensemble une violente querelle, dont l'une a raison et l'autre ne l'a pas, ce que la plupart de ceux qui y ont assisté ne manquent jamais de faire, ou pour se dispenser de juger ou par un tempérament qui m'a toujours paru hors de sa place, c'est de condamner tous les deux leçon importante, motif pressant et indispensable de fuir à l'orient, quand le fat est à l'occident, pour éviter de partager avec lui le même tort.

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Je n'aime pas un homme que je ne puis aborder le premier, ni saluer avant qu'il me salue, sans m'avilir à ses yeux, et sans tremper dans la bonne opinion qu'il a de lui-même. MONTAIGNE dirait ' : « Je veux » avoir mes coudées franches et être courtois et affable à mon point, >> sans remords ne conséquence. Je ne puis du tout estriver contre » mon penchant, et aller au rebours de mon naturel qui m'emmeine >> vers celuy que je trouve à ma rencontre. Quand il m'est égal, et qu'il ne m'est point ennemy, j'anticipe sur son accueil, je le ques>>tionne sur sa disposition et santé, je lui fais offre de mes offices, sans » tant marchander sur le plus ou sur le moins, ne être, comme disent » aucuns, sur le qui vive: celui-là me déplaist, qui, par la connoissance » que j'ay de ses coustumes et façons d'agir, me tire de cette liberté et >> franchise: comment me ressouvenir tout à propos et d'aussi loin que je vois cet homme, d'emprunter une contenance grave et importante, >> et qui l'avertisse que je crois le valoir bien et au delà; pour cela de » me ramentevoir de mes bonnes qualités et conditions, et des siennes >> mauvaises, puis en faire la comparaison? C'est trop de travail pour » moi, et ne suis du tout capable de si roide et si subite attention : et

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Imité de Montaigne. (Note de La Bruyere.)

>> quand bien elle m'auroit succédé une première fois, je ne laisserois » de flechir et de me dementir à une seconde tâche je ne puis me >> forcer et contraindre pour quelconque à estre fier. »

Avec de la vertu, de la capacité et une bonne conduite, on peut être insupportable. Les manières, que l'on néglige comme de petites choses, sont souvent ce qui fait que les hommes décident de vous en bien ou en mal une légère attention à les avoir douces et polies prévient leurs mauvais jugements. Il ne faut presque rien pour être cru fier, incivil, méprisant, désobligeant: il faut encore moins pour être estimé tout le contraire.

La politesse n'inspire pas toujours la bonté, l'équité, la complaisance, la gratitude : elle en donne du moins les apparences, et fait paraitre l'homme au dehors comme il devrait être intérieure

ment.

L'on peut définir l'esprit de politesse, l'on ne peut en fixer la pratique elle suit l'usage et les coutumes reçues; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n'est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions: l'esprit tout seul ne la fait pas deviner, il fait qu'on la suit par imitation, et que l'on s'y perfectionne. Il y a des tempéraments qui ne sont susceptibles que de la politesse; et il y en a d'autres qui ne servent qu'aux grands talents, ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite, et le rendent agréable, et qu'il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenir sans la politesse.

Il me semble que l'esprit de politesse est une certaine attention à faire que, par nos paroles et par nos manières, les autres soient contents de nous et d'eux-mêmes.

C'est une faute contre la politesse, que de louer immodérément en présence de ceux que vous faites chanter ou toucher un instrument, quelqu'autre personne qui a ces mêmes talents; comme devant ceux qui nous lisent leurs vers, un autre poète.

Dans les repas ou les fètes que l'on donne aux autres, dans les présents qu'on leur fait, et dans tous les plaisirs qu'on leur procure, il y a faire bien, et faire selon leur goût le dernier est préférable.

Il y aurait une espèce de férocité à rejeter indifféremment toutes

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