Page images
PDF
EPUB

Je ne comprends pas comment un mari qui s'abandonne à son humeur et à sa complexion, qui ne cache aucun de ses défauts, et se montre au contraire par ses mauvais endroits, qui est avare, qui est trop négligé dans son ajustement, brusque dans ses réponses, incivil, froid et taciturne, peut espérer de défendre le cœur d'une jeune femme contre les entreprises de son galant, qui emploie la parure et la magnifi'cence, la complaisance, les soins, l'empressement, les dons, la flatterie.

Un mari n'a guère un rival qui ne soit de sa main, et comme un présent qu'il a autrefois fait à sa femme. Il le loue devant elle de ses belles dents et de sa belle tête; il agrée ses soins, il reçoit ses visites; et après ce qui lui vient de son crû, rien ne lui paraît de meilleur goût que le gibier et les truffes que cet ami lui envoie. Il donne à souper, et il dit aux conviés : Goùtez bien cela; il est de Léandre, et il ne me coûte qu'un grand-merci.

Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari au point qu'il n'en est fait dans le monde aucune mention. Vit-il encore, ne vit-il plus? On en doute. Il ne sert dans sa famille qu'à montrer l'exemple d'un silence timide et d'une parfaite soumission. Il ne lui est dù ni douaire, ni conventions; mais à cela près, et qu'il n'accouche pas, il est la femme, et elle le mari. Ils passent les mois entiers dans une même maison, sans le moindre danger de se rencontrer; il est vrai seulement qu'ils sont voisins. Monsieur paie le rôtisseur et le cuisinier, et c'est toujours chez Madame qu'on a soupé. Ils n'ont souvent rien de commun, ni le lit, ni la table, pas même le nom : ils vivent à la romaine, ou à la grecque; chacun a le sien; et ce n'est qu'avec le temps, et après qu'on est initié au jargon d'une ville, qu'on sait enfin que M. B..... est publiquement depuis vingt années le mari de Madame L........'.

Telle autre femme à qui le désordre manque pour mortifier son mari, y revient par sa noblesse et ses alliances, par la riche dot qu'elle a apportée, par les charmes de sa beauté, par son mérite, par ce que quelques-uns appellent vertu.

Quoique La Bruyère ait mis ici des lettres initiales, on est convaincu qu'il n'a nullement voulu faire une application à des noms connus. Lui qui déguisait soigneusement les noms de ceux qui lui avaient forrni la matière de ses portraits, comment aurait-il été moins discret lorsqu'il s'agissait de l'honneur d'une femme et d'un mari?

Il y a peu de femmes si parfaites, qu'elles empêchent un mari de se repentir, au moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n'en a point.

Les douleurs muettes et stupides sont hors d'usage; on pleure, on récite, on répète, on est si touchée de la mort de son mari, qu'on n'en oublie pas la moindre circonstance.

Ne pourrait-on point découvrir l'art de se faire aimer de sa femme? Une femme insensible est celle qui n'a pas encore vu celui qu'elle doit aimer.

Il y avait à Smyrne une très-belle fille, qu'on appelait Émire, et qui était moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité de ses mœurs, et surtout par l'indifférence qu'elle conservait pour tous les hommes qu'elle voyait, disait-elle, sans aucun péril, et sans d'autres dispositions que celles où elle se trouvait pour ses amies ou pour ses frères. Elle ne croyait pas la moindre partie de toutes les folies qu'on disait que l'amour avait fait faire dans tous les temps, et celles qu'elle avait vues elle-même, elle ne les pouvait comprendre elle ne connaissait que l'amitié. Une jeune et charmante personne à qui elle devait cette expérience, la lui avait rendue si douce qu'elle ne pensait qu'à la faire durer, et n'imaginait pas par quel autre sentiment elle pourrait jamais se refroidir sur celui de l'estime et de la confiance, dont elle était si contente. Elle ne parlait que d'Euphrosine, c'était le nom de cette fidèle amie, et tout Smyrne ne parlait que d'elle et d'Euphrosine: leur amitié passait en proverbe. Émire avait deux frères qui étaient jeunes, d'une excellente beauté, et dont toutes les femmes de la ville étaient éprises: il est vrai qu'elle les aima toujours comme une sœur aime ses frères. Il y eut un prêtre de Jupiter qui avait accès dans la maison de son père, à qui elle plut, qui osa le lui déclarer, et ne s'attira que du mépris. Un vieillard qui, se confiant en sa naissance et en ses grands biens, avait eu la même audace, eut aussi la même aventure. Elle triomphait cependant; et c'était jusqu'alors au milieu de ses frères, d'un prêtre et d'un vieillard qu'elle se disait insensible. Il sembla que le ciel voulut l'exposer à de plus fortes épreuves, qui ne servirent néanmoins qu'à la rendre plus vaine, et qu'à l'affermir dans la répu– tation d'une fille que l'amour ne pouvait toucher. De trois amants que

ses charmes lui acquirent successivement, et dont elle ne craignit pas
de voir toute la passion, le premier dans un transport amoureux se
perça le sein à ses pieds; le second, plein de désespoir de n'être pas
écouté, alla se faire tuer à la guerre de Crète, et le troisième mourut
de langueur et d'insomnie. Celui qui les devait venger n'avait pas en-
core paru. Ce vieillard qui avait été si malheureux dans ses amours,
s'en était guéri par des réflexions sur son âge et sur le caractère de la
personne à qui il voulait plaire : il desira de continuer de la voir, et elle
le souffrit. Il lui amena un jour son fils, qui était jeune, d'une phy-
sionomie agréable, et qui avait une taille fort noble. Elle le vit avec
intérêt; et comme il se tut beaucoup en la présence de son père, elle
trouva qu'il n'avait pas assez d'esprit, et desira qu'il en eùt davan–
tage. Il la vit seul, parla assez, et avec esprit; et comme il la regarda
peu, et qu'il parla encore moins d'elle et de sa beauté, elle fut surprise
et comme indignée qu'un homme si bien fait et si spirituel ne fùt pas
galant. Elle s'entretint de lui avec son amie, qui voulut le voir. Il n'eut
des yeux que pour Euphrosine; il lui dit qu'elle était belle; et Émire,
si indifférente, devenue jalouse, comprit que Ctesiphon était persuadé
de ce qu'il disait, et que non-seulement il était galant, mais même
qu'il était tendre. Elle se trouva depuis ce temps moins libre avec son
amie elle desira de les voir ensemble une seconde fois, pour être plus
éclaircie; et une seconde entrevue lui fit voir encore plus qu'elle ne
craignait de voir, et changea ses soupçons en certitude. Elle s'éloigne
d'Euphrosine, ne lui connait plus le mérite qui l'avait charmée, perd le
goût de sa conversation: elle ne l'aime plus; et ce changement lui fait
sentir
que l'amour dans son cœur à pris la place de l'amitié. Ctesiphon
et Euphrosine se voient tous les jours, s'aiment, songent à s'épouser,
et s'épousent. La nouvelle s'en répand par toute la ville; et l'on publie
que deux personnes enfin ont eu cette joie si rare de se marier à ce
qu'ils aimaient. Émire l'apprend, et s'en désespère. Elle ressent tout
son amour; elle recherche Euphrosine pour le seul plaisir de voir
Ctésiphon; mais ce jeune mari est encore l'amant de sa femme, et
trouve une maîtresse dans une nouvelle épouse; il ne voit dans Émire que
l'amie d'une personne qui lui est chère. Cette fille infortunée perd le
sommeil, et ne veut plus manger : elle s'affaiblit, son esprit s'égare,

[ocr errors]

elle prend son frère pour Ctesiphon, et elle lui parle comme à un amant. Elle se détrompe, rougit de son égarement: elle retombe bientôt dans de plus grands, et n'en rougit plus; elle ne les connaît plus. Alors elle craint les hommes, mais trop tard, c'est sa folie; elle a des intervalles où sa raison lui revient, et où elle gémit de la retrouver. La jeunesse de Smyrne qui l'a vue si fière et si insensible, trouve que les dieux l'ont trop punie.

[graphic]
[graphic][merged small]

Ly a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres.

L'amitié peut subsister entre des gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme; et réciproquement un homme regarde une femme comme une femme. Cette liaison n'est ni passion ni amitié pure: elle fait une classe à part.

[graphic]

:

L'amour nait brusquement sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié au contraire, se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisance dans

« PreviousContinue »