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XXVII

D'une tardibe Instruction.

Il s'agit de décrire quelques inconvénients où tombent ceux qui, ayant méprisé dans leur jeunesse les sciences et les exercices, veulent réparer cette négligence, dans un âge avancé, par un travail souvent inutile. Ainsi un vieillard de soixante ans s'avise d'apprendre des vers par cœur, et de les réciter à table dans un festin', où la mémoire venant à lui manquer, il a la confusion de demeurer court. Une autre fois, il apprend de son propre fils les évolutions qu'il faut faire dans les rangs à droite ou à gauche, le maniement des armes, et quel est l'usage à la guerre de la lance et du bouclier. S'il monte un cheval que l'on lui a prêté, il le presse de l'éperon, veut le manier; et, lui faisant faire des voltes et des caracoles, il tombe lourdement, et se casse la tête. On le voit tantôt pour s'exercer au javelot le lancer tout un jour contre l'homme de bois 2, tantôt tirer de l'arc, et disputer avec son valet lequel des deux donnera mieux dans un blanc avec des flèches;

Voyez le chapitre de La Brutalité. (La Bruyère.)

2 Une grande statue de bois qui était dans le lieu des exercices, pour apprendre à darder. (La Bruyère.) Cette explication est une conjecture ingénieuse de Casaubon, confirmée par une lampe antique sur laquelle M. Visconti a vu le palus, revêtu d'habillements militaires, contre lequel s'exerçaient les gladiateurs.

vouloir d'abord apprendre de lui, se mettre ensuite à l'instruire et à le corriger, comme s'il était le plus habile. Enfin, se voyant tout nu au sortir du bain, il imite les postures d'un lutteur; et par le défaut d'habitude, il les fait de mauvaise grâce, et il s'agite d'une manière ridicule.

XXVIII

De la evisance.

Je définis ainsi la médisance, une pente secrète de l'âme à penser mal de tous les hommes, laquelle se manifeste par les paroles. Et pour ce qui concerne le médisant, voici ses mœurs. Si on l'interroge sur quelque autre, et que l'on lui demande quel est cet homme, il fait d'abord sa généalogie. Son père, dit-il, s'appelait Sosie', que l'on a connu dans le service et parmi les troupes sous le nom de Sosistrate, il a été affranchi depuis ce temps, et reçu dans l'une des tribus de la ville2: pour sa mère, c'était une noble Thracienne; car les femmes de Thrace, ajoute-t-il, se piquent la plupart d'une ancienne noblesse": celui-ci, né de si honnêtes gens, est un scélérat qui ne mérite que le

'C'était chez les Grecs un nom de valet ou d'esclave. (La Bruyère.)

2 Le peuple d'Athènes était partagé en diverses tribus. (La Bruyère.)

3 Cela est dit par dérision des Thraciennes, qui venaient dans la Grèce pour ètre servantes, et quelque chose de pis. (La Bruyère.)

:

gibet. Et retournant à la mère de cet homme qu'il peint avec de si belles couleurs': Elle est, poursuit-il, de ces femmes quiépient sur les grands chemins les jeunes gens au passage, et qui, pour ainsi dire, les enlèvent et les ravissent. Dans une compagnie où il se trouve quelqu'un qui parle mal d'une personne absente, il relève la conversation. Je suis, lui dit-il, de votre sentiment; cet homme m'est odieux, et je ne puis le souffrir qu'il est insupportable par sa physionomie! Y a-t-il un plus grand fripon et des manières plus extravagantes? Savezvous combien il donne à sa femme pour la dépense de chaque repas ? trois oboles, et rien davantage; et croiriez-vous que, dans les rigueurs de l'hiver, et au mois de décembre, il l'oblige de se laver avec de l'eau froide? Si alors quelqu'un de ceux qui l'écoutent se lève et se retire, il parle de lui presque dans les mêmes termes. Nul de ses plus familiers amis n'est épargné : les morts mème dans le tombeau ne trouvent pas un asile contre sa mauvaise langue 5.

'Cette transition est du traducteur.

La Bruyère croyant qu'il s'agit encore de la Thracienne, fait ici la note suivante: « Elles tenaient hôtellerie sur les chemins publics, où elles se mêlaient >> d'infâmes commerces. » Cependant le manuscrit du Vatican montre qu'un nouveau portrait commence à ces mots : « Elle est de ces femmes. » Voir sur cet endroit la note de Schweighæuser.

Il y avait au dessous de cette monnaie d'autres encore de moindre valeur. (La Bruyère.) Le grec parle de trois petites pièces de cuivre, dont huit font une obole. L'obole est évaluée, par l'abbé Barthélemy, à trois sous de France.

Le grec dit : « Le jour de Neptune. »

Il était défendu chez les Athéniens de parler mal des morts, par une loi de Solon, leur législateur. (La Bruyère.)

XXIX

Du Goût qu'on a pour les Vicieux '.

Le goût que l'on a pour les vicieux est une sorte d'inclination pour tout ce qui est mal. L'homme qui a ce défaut aime à se trouver avec les vaincus, et avec ceux qui sont honnis et condamnés par la voix publique, espérant que ses relations avec eux le rendront plus expert et plus redoutable. Si on lui nomme quelques gens de bien, il dit : « Oui comme on l'est!» et il ajoute que personne n'est vertueux, et que tout le monde se ressemble. Tantôt il accuse l'honnête homme d'être honnête homme; tantôt il proclame que le méchant seul est libre. Si l'on veut le faire convenir du tort que fait un méchant à la société 2, il avouera que tout ce qu'on dit de lui est vrai, mais qu'il faut au moins reconnaître

'Jusqu'ici nous nous sommes contentés de conserver toutes les notes de La Bruyère sur Théophraste, et de nous approprier ce qui nous a semblé le plus important dans les travaux de nos devanciers. Mais pour les deux chapitres suivants, qui n'ont été retrouvés que dans ces derniers temps, nous avons cru devoir en donner une traduction originale, en conservant toutefois les titres tels que La Bruyère, qui ne connaissait pas les chapitres, les a donnés dans son Discours sur Théophraste. L. de S.

2 Il y a ici dans le texte une lacune que nous avons cru devoir remplacer ainsi, pour la suite du discours. Schweighæuser supplée par ces mots : « Si quelqu'un >> le consulte au sujet d'un méchant homme, » et ajoute ensuite : « Il me paraft >> qu'il est question d'un homme auquel on veut confier quelques fonctions po>> litiques. >>

en lui de certaines qualités : c'est qu'il a de l'esprit, qu'il est très-attaché à ses amis, et qu'il a de l'avenir. Puis il cherche à prouver qu'il n'a jamais trouvé d'homme plus capable. Il est toujours du parti de celui qui est obligé de se défendre en justice', ou qui est traduit devant le tribunal. Il s'assiéra quelque jour à côté de l'accusé, et proposera qu'on ne juge point l'homme, mais le fait. Ne suis-je pas, dit-il quelquefois, ne suis-je pas le chien du peuple, puisque je veille sur ceux qui veulent lui nuire ? Comment aurions-nous des gens qui s'occupent des intérêts publics, si nous rejetions de tels hommes? Il aime à protéger les hommes les plus corrompus, et à siéger dans les tribunaux, quand il y a quelque sale affaire. S'il juge une cause, il prend en mauvaise part tout ce que disent chacun des deux adversaires. En somme, cette passion des gens vicieux est sœur du vice, et le proverbe est bien vrai: «Qui se ressemble >> s'assemble, » c'est-à-dire qu'on cherche toujours et partout son semblable 2

'C'est-à-dire, celui contre qui s'élèvent les plus graves préventions. On croit que cette dernière phrase, depuis ces mots : En somme, de Théophraste.

n'est pas

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