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XXIV

De l'Orgueil.

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Il faut définir l'orgueil une passion qui fait que de tout ce qui est au monde l'on n'estime que soi. Un homme fier et superbe n'écoute pas celui qui l'aborde dans la place pour lui parler de quelque affaire; mais, sans s'arrêter, et se faisant suivre quelque temps, il lui dit enfin qu'on peut le voir après son souper. Si l'on a reçu de lui quelque bienfait, il ne veut pas qu'on en perde jamais le souvenir; il le reprochera en pleine rue, à la vue de tout le monde. N'attendez pas de lui qu'en quelque endroit qu'il vous rencontre il s'approche de vous, et qu'il vous parle le premier de même, au lieu d'expédier sur-le-champ des marchands ou des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer au lendemain matin, et à l'heure de son lever. Vous le voyez marcher dans les rues de la ville la tête baissée, sans daigner parler à personne de ceux qui vont et viennent. S'il se familiarise quelquefois jusques à inviter ses amis à un repas, il prétexte des raisons pour ne pas se mettre à table et manger avec eux, et il charge ses principaux domestiques du soin de les régaler. Il ne lui arrive point de rendre visite à personne sans prendre la précaution d'envoyer quelqu'un des siens pour avertir qu'il va venir'. On ne le voit point chez lui lorsqu'il mange ou qu'il se parfume 2. Il ne

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se donne pas la peine de régler lui-même des parties; mais il dit négligemment à un valet de les calculer, de les arrêter, et de les passer à compte. Il ne sait point écrire dans une lettre : «Je vous prie de me faire ce plaisir, » ou « de me rendre ce service; » mais : « J'entends que » cela soit ainsi; j'envoie un homme vers vous pour recevoir une telle >> chose; je ne veux pas que l'affaire se passe autrement; faites ce que

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je vous dis promptement et sans différer. » Voilà son style.

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Cette crainte est un mouvement de l'âme qui s'ébranle ou qui cède, en vue d'un péril vrai ou imaginaire; et l'homme timide est celui dont je vais faire la peinture. S'il lui arrive d'être sur la mer, et s'il aperçoit de loin des dunes ou des promontoires, la peur lui fait croire que ce sont les débris de quelques vaisseaux qui ont fait naufrage sur cette côte; aussi tremble-t-il au moindre flot qui s'élève, et il s'informe avec soin si tous ceux qui naviguent avec lui sont initiés'. S'il vient à remarquer que le pilote fait une nouvelle manoeuvre, ou semble se détourner comme pour éviter un écueil, il l'interroge, il lui demande avec inquiétude s'il

Les anciens naviguaient rarement avec ceux qui passaient pour impies; et ils se faisaient initier avant de partir, c'est-à-dire instruire des mystères de quelque divinité, pour se la rendre propice dans leurs voyages. Voyez le chap. xvi, de la Superstition. (La Bruyère.)

ne croit pas s'être écarté de sa route, s'il tient toujours la haute mer, et si les Dieux sont propices'. Après cela il se met à raconter une vision qu'il a eue pendant la nuit, dont il est encore tout épouvanté, et qu'il prend pour un mauvais présage. Ensuite, ses frayeurs venant à croître, il se déshabille et ôte jusques à sa chemise, pour pouvoir mieux se sauver à la nage; et, après cette précaution, il ne laisse pas de prier les nautonniers de le mettre à terre. Que si cet homme faible, dans une expédition militaire où il s'est engagé, entend dire que les ennemis sont proches, il appelle ses compagnons de guerre, observe leur contenance sur ce bruit qui court, leur dit qu'il est sans fondement, et que les coureurs n'ont pu discerner si ce qu'ils ont découvert à la campagne sont amis ou ennemis mais si l'on n'en peut plus douter par les clameurs que l'on entend, et s'il a vu lui-même de loin le commencement du combat, et que quelques hommes aient paru tomber à ses yeux alors, feignant que la précipitation et le tumulte lui ont fait oublier ses armes, il court les quérir dans sa tente, où il cache son épée sous le chevet de son lit, et emploie beaucoup de temps à la chercher; pendant que, d'un autre côté, son valet va par ses ordres savoir des nouvelles des ennemis, observer quelle route ils ont prise, et où en sont les affaires; et dès qu'il voit apporter au camp quelqu'un tout sanglant d'une blessure qu'il a reçue, il accourt vers lui, le console et l'encourage, étanche le sang qui coule de sa plaie, chasse les mouches qui l'importunent, ne lui refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté de combattre. Si, pendant qu'il est dans la chambre du malade, qu'il ne perd pas de vue, il entend la trompette qui sonne la charge, Ah! dit-il avec imprécation, puisses-tu être pendu, maudit sonneur qui cornes incessammant, et fais un bruit enragé qui empêche ce pauvre homme de dormir! Il arrive même que, tout plein d'un sang qui n'est pas le sien, mais qui a jailli sur lui de la plaie du blessé, il fait accroire à ceux qui reviennent du combat qu'il a couru un grand risque de sa vie pour sauver celle de son ami; il conduit vers lui ceux

'Ils consultaient les dieux pour les sacrifices, ou par les augures, c'est-à-dire, par le vol, le chant et le manger des oiseaux, et encore par les entrailles des bêtes. (La Bruyère.)

qui y prennent intérêt, ou comme ses parents, ou parce qu'ils sont d'un même pays; et là il ne rougit pas de leur raconter quand et de quelle manière il a tiré cet homme des mains des ennemis, et l'a apporté dans sa tente.

XXVI

Des Grands d'une République '.

La plus grande passion de ceux qui ont les premières places dans un Etat populaire n'est pas le desir du gain ou de l'accroissement de leurs revenus, mais une impatience de s'agrandir, et de se fonder, s'il se pouvait, une souveraine puissance sur la ruine de celle du peuple. S'il s'est assemblé pour délibérer à qui des citoyens il donnera la commission d'aider de ses soins le premier magistrat dans la conduite d'une fête ou d'un spectacle, cet homme ambitieux, et tel que je viens de le définir, se lève, demande cet emploi, et proteste que nul autre ne peut si bien s'en acquitter. Il n'approuve point la domination de plusieurs, et de tous les vers d'Homère il n'a retenu que celui-ci :

Les peuples sont heureux quand un seul les gouverne *.

Son langage le plus ordinaire est tel : Retirons-nous de cette multitude qui nous environne; tenons ensemble un conseil particulier où le

Ou plutôt, De l'ambition oligarchique.
Iliad., II, 204.

peuple ne soit point admis; essayons même de lui fermer le chemin à la magistrature. Et s'il se laisse prévenir contre une personne d'une condition privée, de qui il croie avoir reçu quelque injure : Cela, dit-il, ne se peut souffrir, et il faut que lui ou moi abandonnions la ville. Vous le voyez se promener dans la place sur le milieu du jour, avec des ongles propres, la barbe et les cheveux en bon ordre; repousser fièrement ceux qui se trouvent sur ses pas; dire avec chagrin aux premiers qu'il rencontre que la ville est un lieu où il n'y a plus moyen de vivre; qu'il ne peut plus tenir contre l'horrible foule des plaideurs, ni supporter plus longtemps les longueurs, les crieries et les mensonges des avocats; qu'il commence à avoir honte de se trouver assis dans une assemblée publique, ou sur les tribunaux, auprès d'un homme mal habillé, sale, et qui dégoûte; et qu'il n'y a pas un seul de ces orateurs dévoués au peuple qui ne lui soit insupportable. Il ajoute que c'est Thésée qu'on peut appeler le premier auteur de tous ces maux'; et il fait de pareils discours aux étrangers qui arrivent dans la ville, comme à ceux avec qui il sympathise de mœurs et de senti

ments.

'Thésée avait jeté les fondements de la république d'Athènes, en établissant l'égalité entre les citoyens. (La Bruyère.) Voy. Pausanias, in Atticis, chap. III.

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