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Toujours accablés de procès que l'on intente contre eux, ou qu'ils ont intentés à d'autres, de ceux dont ils se délivrent par de faux serments, comme de ceux qui les obligent de comparaître, ils n'oublient jamais de porter leur boîte dans leur sein, et une liasse de papiers entre leurs mains: vous les voyez dominer parmi de vils praticiens à qui ils prêtent à usure, retirant chaque jour une obole et demie de chaque drachme 2; ensuite fréquenter les tavernes, parcourir les lieux où l'on débite le poisson frais ou salé, et consumer ainsi en bonne chère tout le profit qu'ils tirent de cette espèce de trafic. En un mot, ils sont querelleurs et difficiles, ont sans cesse la bouche ouverte à la calomnie, ont une voix étourdissante, et qu'ils font retentir dans les marchés et dans les boutiques.

VII

Du grand Parleur 3.

Ce que quelques-uns appellent babil est proprement une intempérance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire *. Vous ne

Une petite boîte de cuivre fort légère, où les plaideurs mettaient leurs titres et les pièces de leurs procès. (La Bruyère.)

2 Une obole était la sixième partie d'une drachme. (La Bruyère.) (Voy. sur l'usure à Athènes le Voyage du jeune Anacharsis, chap. LV.)

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Ou du Babil. (La Bruyère.) On pourrait intituler plus justement ce Caractère, De la Loquacité.

Littéralement : « La loquacité, si on voulait la définir, pourrait être appelée une intempérance de paroles. »

contez pas la chose comme elle est, dira quelqu'un de ces grands parleurs à quiconque veut l'entretenir de quelque affaire que ce soit : j'ai tout su, et si vous vous donnez la patience de m'écouter, je vous apprendrai tout. Et si cet autre continue de parler: Vous avez déjà dit cela; songez, poursuit-il, à ne rien oublier. Fort bien; cela est ainsi, car vous m'avez heureusement remis dans le fait; voyez ce que c'est que de s'entendre les uns les autres! Et ensuite: Mais que veux-je dire? Ah! j'oubliais une chose: oui, c'est cela même, et je voulais voir si vous tomberiez juste dans tout ce que j'en ai appris. C'est par de telles ou semblables interruptions qu'il ne donne pas le loisir à celui qui lui parle de respirer; et lorsqu'il a comme assassiné de son babil chacun de ceux qui ont voulu lier avec lui quelque entretien, il va se jeter dans un cercle de personnes graves qui traitent ensemble de choses sérieuses, et les met en fuite. De là il entre dans les écoles publiques et dans les lieux des exercices', où il amuse les maîtres par de vains discours, et empêche la jeunesse de profiter de leurs leçons. S'il échappe à quelqu'un de dire, je m'en vais, celui-ci se met à le suivre, et il ne l'abandonne point qu'il ne l'ait remis jusque dans sa maison. Si par hasard il a appris ce qui aura été dit dans une assemblée de ville, il court dans le même temps le divulguer. Il s'étend merveilleusement sur la fameuse bataille qui s'est donnée sous le gouvernement de l'orateur Aristophon 2, comme sur le combat célèbre que ceux de Lacédémone ont livré aux Athéniens sous la conduite de Lysandre3. Il raconte une autre fois quels applaudissements a eus un discours qu'il a fait dans le public, en répète une grande partie, mêle dans ce récit ennuyeux des invectives contre le peuple, pendant que de ceux qui l'écoutent, les uns s'endorment, les autres le quittent, et que nul

C'était un crime puni de mort à Athènes par une loi de Solon, à laquelle on avait un peu dérogé du temps de Théophraste. (La Bruyère.)

2 C'est-à-dire sur la bataille d'Arbelles et la victoire d'Alexandre, suivies de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à Athènes lorsque Aristophon, célèbre orateur, était premier magistrat. (La Bruyère.)

3 Il était plus ancien que la bataille d'Arbelles, mais trivial et su de tout le peuple. (La Bruyère.)

ne se ressouvient d'un seul mot qu'il aura dit. Un grand causeur, en un mot, s'il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de juger ; il ne permet pas que l'on mange à table; et s'il se trouve au théâtre, il empêche non-seulement d'entendre, mais même de voir les acteurs '. On lui fait avouer ingénument qu'il ne lui est pas possible de se taire, qu'il faut que sa langue se remue dans son palais comme le poisson dans l'eau; et que, quand on l'accuserait d'être plus babillard qu'une hirondelle, il faut qu'il parle aussi écoute-t-il froidement toutes les railleries que l'on fait de lui sur ce sujet ; et jusqu'à ses propres enfants, s'ils commencent à s'abandonner au sommeil : Faites-nous, lui-disent-ils, un conte qui achève de nous endormir 2.

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Du Bébit des Noubelles '.

Un nouvelliste, ou un conteur de fables, est un homme qui arrange, selon son caprice, des discours et des faits remplis de fausseté; qui, lorsqu'il rencontre l'un de ses amis, compose son visage, et lui souriant D'où venez-vous ainsi, lui dit-il; que nous direz-vous de

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Le grec dit seulement : « Il vous empêche de jouir du spectacle.

Il y a dans le texte : « Et il permet que ses enfants l'empêchent de se livrer

» au sommeil, en le priant de leur raconter quelque chose pour les endormir. >>

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Théophraste désigne ici par un seul mot l'habitude de forger de fausses nouvelles. L'abbé Barthélemy a imité une partie de ce Caractère dans son Voyage du jeune Anacharsis.

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bon? n'y a-t-il rien de nouveau? Et continuant de l'interroger : Quoi donc! n'y a-t-il aucune nouvelle '? cependant il y a des choses étonnantes à raconter. Et sans lui donner le loisir de lui répondre : Que dites-vous done? poursuit-il; n'avez-vous rien entendu par la ville? je vois bien que vous ne savez rien, et que je vais vous régaler de grandes nouveautés. Alors, ou c'est un soldat, ou le fils d'Astée le joueur de flûte ou Lycon l'ingénieur, tous gens qui arrivent fraîchement de l'armée ", de qui il sait toutes choses; car il allègue pour témoins de ce qu'il avance des hommes obscurs qu'on ne peut trouver pour le convaincre de fausseté il assure donc que ces personnes lui ont dit que le roi' et Polysperchon ont gagné la bataille, et que Cassandre, leur ennemi, est tombé vif entre leurs mains. Et lorsque quelqu'un lui dit : Mais en vérité cela est-il croyable? il lui réplique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s'accordent à dire la même chose, que c'est tout ce qui se raconte du combat, et qu'il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu'il a lu cet événement sur le visage de ceux qui gouvernent'; qu'il y a un homme caché chez l'un de ces magistrats depuis cinq jours, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu, et qui lui a tout dit. Ensuite, interrompant le fil de sa narration: Que pensez-vous de ce succès ? demande-t-il à ceux qui l'écoutent 1, Pauvre Cassandre! malheureux

'Littéralement : « Et il l'interrompra en lui demandant: Comment! on ne dit >> donc rien de plus nouveau? >>

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L'usage de la flute, très-ancien dans les troupes. La Bruyere.;
Le grec porte: « Qui arrivent de la bataille mème. »

M. Coray croit qu'il faut traduire : « car il a soin de choisir des autorités » que personne ne puisse récuser. »

Aridée, frère d'Alexandre le Grand. La Bruyère.)

Capitaine du même Alexandre La Bruyère.)

C'était un faux bruit; et Cassandre, fils d'Antipater, disputant à Aridée et à Polysperchon la tutelle des enfants d'Alexandre, avait eu de l'avantage sur eux. (La Bruyère.,

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Littéralement : « Que le bruit s'en est répandu dans toute la ville, qu'il prend » de la consistance, que tout s'accorde, et que tout le monde donne les mêmes

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Le texte ajoute. 18 Au lieu de :

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Qui en sont tout changés.

Ensuite, etc.,» le grec porte: « Et, ce qui est à peine

prince! s'écrie-t-il d'une manière touchante voyez ce que c'est que la fortune! car enfin Cassandre était puissant, et il avait avec lui de grandes forces. Ce que je vous dis, poursuit-il, est un secret qu'il faut garder pour vous seul; pendant qu'il court par la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l'admiration', et que je ne conçois pas quelle est la fin qu'ils se proposent; car, pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu'ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique; au contraire, il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu'ils ne songeaient qu'à rassembler autour d'eux une foule de peuple, et à lui conter des nouvelles. Quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Portique, ont payé l'amende pour n'avoir point comparu à une cause appelée. Enfin il s'en est trouvé qui, le jour même qu'ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de diner. Je ne crois pas qu'il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l'endroit d'un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges?

>>croyable, en racontant tout cela, il fait les lamentations les plus naturelles et >> les plus persuasives. >>

1 « M'étonnent. >>

2 Voy. le chap. de la Flatterie. (La Bruyère,) chap. 11.

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