Page images
PDF
EPUB
[graphic][subsumed][merged small]
[graphic]

'AI admiré souvent, et j'avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce étant placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même manière, il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon cher Polyclès, qu'à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans où je me trouve, j'ai vécu assez pour

connaître les hommes; que j'ai vu d'ailleurs, pendant le cours de ma vie, toutes sortes de personnes et de divers tempéraments, et que je me suis toujours attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux

qui n'étaient connus que par leurs vices'; il semble que j'ai dû remarquer les caractères des uns et des autres, et ne me pas contenter de peindre les Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel, et ce que plusieurs d'entre eux paraissent avoir de plus familier. J'espère, mon cher Polyclès, que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous : il leur tracera des modèles qu'ils pourront suivre; il leur apprendra à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l'émulation les portera à imiter leurs vertus et leur sagesse. Ainsi je vais entrer en matière; c'est à vous de pénétrer dans mon sens, et d'examiner avec attention si la vérité se trouve dans mes paroles. Et, sans faire une plus longue préface, je parlerai d'abord de la dissimulation; je définirai ce vice, et je dirai ce que c'est qu'un homme dissimulé, je décrirai ses mœurs ; et je traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j'en ai fait.

'Theophraste avait dessein de traiter de toutes les vertus et de tous les vices.

[graphic]
[graphic][ocr errors][merged small][merged small]
[graphic]

A dissimulation' n'est pas aisée à bien définir : si l'on se contente d'en faire une simple description, l'on peut dire que c'est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière: il aborde ses ennemis, leur parle, et leur fait croire par cette démarche qu'il ne les hait point; il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il dresse de secrètes embûches, et il s'afflige avec eux

L'auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et que les Grecs appelaient ironie. (Note de La Bruyère.)

s'il leur est arrivé quelque disgrâce; il semble pardonner les discours offensants que l'on lui tient; il récite froidement les plus horribles choses que l'on aura dites contre sa réputation; et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures qu'ils en ont reçues. S'il arrive que quelqu'un l'aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois il cache soigneusement tout ce qu'il fait; et, à l'entendre parler, on croirait toujours qu'il délibère. Il ne parle point indifféremment; il a ses raisons pour dire tantôt qu'il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu'il est arrivé de la ville fort tard, et quelquefois qu'il est languissant, ou qu'il a une mauvaise santé. Il dit à celui qui lui emprunte de l'argent à intérêt, ou qui le prie de contribuer de sa part à une somme que ses amis consentent de lui prêter, qu'il ne vend rien, qu'il ne s'est jamais vu si dénué d'argent; pendant qu'il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde, quoique en effet il ne vende rien. Souvent, après avoir écouté ce qu'on lui a dit, il veut faire croire qu'il n'y a pas eu la moindre attention: il feint de n'avoir pas aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou s'il est convenu d'un fait, de ne s'en plus souvenir. Il n'a pour ceux qui lui parlent d'affaires que cette seule réponse : J'y penserai. Il sait de certaines choses, il en ignore d'autres; il est saisi d'admiration ; d'autres fois, il aura pensé comme vous sur cet événement; et cela selon ses différents intérêts. Son langage le plus ordinaire est celui-ci : « Je n'en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où j'en suis, »> ou bien : « Il me semble que je ne suis pas moi-même ; » et ensuite : « Ce n'est pas ainsi qu'il me l'a fait entendre; voilà une chose mer

[ocr errors]

'D'habiles critiques proposent de traduire : « Il fait dire à ceux qui viennent >> le trouver pour affaires de revenir une autre fois, en feignant d'être rentré à >> l'instant, ou bien en disant qu'il est tard, et que sa santé ne lui permet pas » de les recevoir. Il ne convient jamais de ce qu'il va faire, et ne cesse d'assurer qu'il est encore indécis. Il dit à celui, etc. »>

[ocr errors]

2

Cette sorte de contribution était fréquente à Athènes, et autorisée par les lois (Note de La Bruyère.) Elle servait à aider ceux que des malheurs avaient ruinés ou endettés, en leur prêtant des sommes qu'ils devaient rendre plus tard.

[ocr errors]

>> veilleuse, et qui passe touté créance; contez cela à d'autres: dois-je >> vous croire? ou me persuaderai-je qu'il m'ait dit la vérité?» paroles doubles et artificieuses, dont il faut se défier comme de ce qu'il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières d'agir ne partent point d'une àme simple et droite, mais d'une mauvaise volonté, ou d'un homme qui veut nuire le venin des aspics est moins à craindre.

[ocr errors]

La flatterie est un commerce honteux qui n'est utile qu'au flatteur. Si un flatteur se promène avec quelqu'un dans la place: Remarquezvous, lui dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous? cela n'arrive qu'à vous seul. Hier il fut bien parlé de vous, et l'on ne tarissait point sur vos louanges. Nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans un endroit du Portique': et comme par la suite du discours l'on vint à tomber sur celui que l'on devait estimer le plus homme de bien de la ville, tous d'une commune voix vous nommèrent, et il n'y en eut pas un seul qui vous refusât ses suffrages. Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d'apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre, et de le souffler

1

Edifice public qui servit depuis à Zénon et à ses disciples de rendez-vous pour leurs disputes: ils en furent appelés stoïciens, car stoa, mot grec, signifie portique. 'Note de La Bruyère.)

« PreviousContinue »