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sa succession, ni à s'attirer une donation générale de tous ses biens, s'il s'agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier; un homme dévot n'est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé, Onuphre n'est pas dévot, mais il veut être cru tel, et, par une parfaite, quoique fausse imitation de la piété, ménager sourdement ses intérêts: aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s'insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir; il y a là des droits trop forts et trop inviolables, on ne les traverse point sans faire de l'éclat, et il l'appréhende, sans qu'une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu'il a d'être découvert, et de paraître ce qu'il est: il en veut à la ligne collatérale, on l'attaque plus impunément, il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l'ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune; il se donne pour l'héritier légitime de tout vieillard qui meurt riche et sans enfants, et il faut que celui-ci le déshérite, s'il veut que ses parents recueillent sa succession; si Onuphre ne trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte du moins une bonne partie; une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ce pieux dessein, et c'est le talent qu'il possède à un plus haut degré de perfection; il se fait même souvent un point de conduite de ne le pas laisser inutile; il y a des gens, selon lui, qu'on est obligé en conscience de décrier, et ces gens sont ceux qu'il n'aime point, à qui il veut nuire, et dont il desire la dépouille; il vient à ses fins sans se donner même la peine d'ouvrir la bouche; on lui parle d'Eudoxe, il sourit ou il soupire; on l'interroge, on insiste, il ne répond rien; et il a raison, il en a assez dit.

q Riez, Zélie, soyez badine et folâtre, à votre ordinaire, qu'est devenue votre joie? Je suis riche, dites-vous, me voilà au large, et et je commence à respirer; riez plus haut, Zélie, éclatez, que sert une meilleure fortune, si elle amène avec soi le sérieux et la tristesse ? Imitez les grands qui sont nés dans le sein de l'opulence, ils rient quelquefois, ils cèdent à leur tempérament, suivez le vôtre; ne faites pas dire de vous qu'une nouvelle place ou quelques mille livres de rente de plus ou de moins vous font passer d'une extrémité à l'autre je tiens,

dites-vous, à la faveur par un endroit; je m'en doutais, Zélie, mais, croyez-moi, ne laissez pas de rire, et même de me sourire en passant, comme autrefois; ne craignez rien, je n'en serai ni plus libre ni plus familier avec vous, je n'aurai pas une moindre opinion de vous et de votre poste, je croirai également que vous êtes riche et en faveur. Je suis dévote, ajoutez-vous; c'est assez, Zélie, et je dois me souvenir que ce n'est plus la sérénité et la joie que le sentiment d'une bonne conscience étale sur le visage; les passions tristes et austères ont pris le dessus et se répandent sur les dehors; elles mènent plus loin, et l'on ne s'étonne plus de voir que la dévotion sache encore mieux que la beauté et la jeunesse rendre une femme fière et dédaigneuse.

¶ L'on a été loin depuis un siècle dans les arts et dans les sciences, qui toutes ont été poussées à un grand point de raffinement, jusqu'à celle du salut, que l'on a réduite en règle et en méthode, et augmentée de tout ce que l'esprit des hommes pouvait inventer de plus beau et de plus sublime. La dévotion et la géométrie ont leurs façons de parler, ou ce qu'on appelle les termes de l'art; celui qui ne les sait pas n'est ni dévot, ni géomètre : les premiers dévots, ceux mêmes qui ont été dirigés par les apôtres, ignoraient ces termes, simples gens qui n'avaient que la foi et les œuvres, et qui se réduisaient à croire et à bien vivre!

C'est une chose délicate à un prince religieux de réformer la cour, et de la rendre pieuse; instruit jusqu'où le courtisan veut lui plaire, et aux dépens de quoi il ferait sa fortune, il le ménage avec prudence, il tolère, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie ou le sacrilége: il attend plus de Dieu et du temps que de son zèle et de son industrie.

C'est une pratique ancienne dans les cours de donner des pensions, et de distribuer des grâces à un musicien, à un maître de danse, à un farceur, à un joueur de flûte, à un flatteur, à un complaisant ; ils ont un mérite fixe et des talents sûrs et connus qui amusent les grands, et qui les délassent de leur grandeur; on sait que Favier est beau danseur, et que Lorenzani fait de beaux motets : qui sait au contraire si l'homme dévot a de la vertu? il n'y a rien pour lui sur la cassette ni à l'épargne, et avec raison; c'est un métier aisé à contrefaire, qui, s'il

était récompensé, exposerait le prince à mettre en honneur la dissimulation et la fourberie, et à payer pension à l'hypocrite.

q L'on espère que la dévotion de la cour ne laissera pas d'inspirer la résidence.

C Je ne doute point que la vraie dévotion ne soit la source du repos; elle fait supporter la vie et rend la mort douce, on n'en tire pas tant de l'hypocrisie.

Chaque heure en soi, comme à notre égard, est unique; est-elle écoulée une fois, elle a péri entièrement, des millions de siècles ne la ramèneront pas les jours, les mois, les années, s'enfoncent, et se perdent sans retour dans l'abîme des temps; le temps même sera détruit; ce n'est qu'un point dans les espaces immenses de l'éternité, et il sera effacé il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j'appelle des modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l'autorité, l'indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité. Que deviendront ces modes, quand le temps même aura disparu? La vertu seule, si peu à la mode, va au delà des temps.

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lèvent nobles'.

Ly a des gens qui n'ont pas le moyen d'être nobles.

Il y en a de tels, que s'ils eussent obtenu six mois de délai de leurs créanciers, ils étaient nobles.

Quelques autres se couchent roturiers et se

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Combien de nobles dont le père et les aînés sont roturiers?

q Tel abandonne son père, qui est connu, et dont l'on cite le greffe

1 Vétérans. (Note de La Bruyère.)

ou la boutique, pour se retrancher sur son aïeul, qui, mort depuis longtemps, est inconnu et hors de prise; il montre ensuite un gros revenu, une grande charge, de belles alliances, et, pour être noble, il ne lui manque que des titres.

Réhabilitations, mot en usage dans les tribunaux, qui a fait vieillir et rendu gothique celui de lettres de noblesse, autrefois si français et si usité se faire réhabiliter suppose qu'un homme devenu riche, origi– nairement est noble, qu'il est d'une nécessité plus que morale qu'il le soit; qu'à la vérité son père a pu déroger ou par la charrue, ou par la houe, ou par la malle, ou par les livrées; mais qu'il ne s'agit pour lui que de rentrer dans les premiers droits de ses ancêtres, et de continuer les armes de sa maison, les mêmes pourtant qu'il a fabriquées, et tout autres que celles de sa vaisselle d'étain; qu'en un mot, les lettres de noblesse ne lui conviennent plus, qu'elles n'honorent que le roturier, c'est-à-dire celui qui cherche encore le secret de devenir riche.

Un homme du peuple, à force d'assurer qu'il a vu un prodige, se persuade faussement qu'il a vu un prodige; celui qui continue de cacher son âge pense enfin lui-même être aussi jeune qu'il veut le faire croire aux autres : de même le roturier qui dit par habitude qu'il tire son origine de quelque ancien baron, ou de quelque châtelain, dont il est vrai qu'il ne descend pas, a le plaisir de croire qu'il en descend.

¶ Quelle est la roture un peu heureuse et établie à qui il manque des armes, et dans ces armes une pièce honorable, des suppôts, un cimier, une devise, et peut-être le cri de guerre? qu'est devenue la distinction. des casques et des heaumes? le nom et l'usage en sont abolis, il ne s'agit plus de les porter de front ou de côté, ouverts ou fermés, et ceux-ci de tant ou de tant de grilles; on n'aime pas les minuties, on passe droit aux couronnes, cela est plus simple, on s'en croit digne, on se les adjuge il reste encore aux meilleurs bourgeois une certaine pudeur qui les empêche de se parer d'une couronne de marquis, trop satisfaits de la comtale; quelques-uns même ne vont pas la chercher fort loin, et la font passer de leur enseigne à leur carrosse.

Il suffit de n'être point né dans une ville, mais sous une chaumière répandue dans la campagne, ou sous une ruine qui trempe dans un

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