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ils cinglent dans une mer où les autres échouent et se brisent; ils parviennent, en blessant toutes les règles de parvenir; ils tirent de leur irrégularité et de leur folie tous les fruits d'une sagesse la plus consommée, hommes dévoués à d'autres hommes, aux grands à qui ils ont sacrifié, en qui ils ont placé leurs dernières espérances : ils ne les servent point, mais ils les amusent; les personnes de mérite et de service sont utiles aux grands; ceux-ci leur sont nécessaires, ils blanchissent auprès d'eux dans la pratique des bons mots, qui leur tiennent lieu d'exploits dont ils attendent la récompense: ils s'attirent, à force d'être plaisants, des emplois graves, et s'élèvent par un continuel enjouement jusqu'au sérieux des dignités; ils finissent enfin, et rencontrent inopinément un avenir qu'ils n'ont ni craint ni espéré; ce qui reste d'eux sur la terre, c'est l'exemple de leur fortune, fatal à ceux qui voudraient le suivre.

L'on exigerait de certains personnages qui ont une fois été capables d'une action noble, héroïque, et qui a été sue de toute la terre, que, sans paraître comme épuisés par un si grand effort, ils eussent du moins, dans le reste de leur vie, cette conduite sage et judicieuse qui se remarque même dans les hommes ordinaires, qu'ils ne tombassent point dans des petitesses indignes de la haute réputation qu'ils avaient acquise; que, se mêlant moins dans le peuple, et ne lui laissant pas le loisir de les voir de près, ils ne le fissent point passer de la curiosité et de l'admiration à l'indifférence, et peut-être au mépris.

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Il coûte moins à certains hommes de s'enrichir de mille vertus,

pair et maréchal de France, et ce fut lui qui créa la place des Victoires, à Paris, pour y élever une magnifique statue de Louis XIV. Il ressemblait assez au portrait que trace notre auteur: sa reconnaissance envers le roi était portée jusqu'au fanatisme. L'abbé de Choisy prétend qu'il avait voulu acheter un caveau dans l'église des Petits-Pères (Notre Dame-des-Victoires), et le faire creuser jusqu'au milieu de sa nouvelle place, pour être enterré sous la statue de son maître. Il mourut en 1681, presque subitement, et en regrettant amèrement de n'avoir point fait pour le roi du ciel ce qu'il avait fait pour un roi de la terre.

Nous ne croyons pas, comme on l'a dit, qu'il s'agisse ici de François de Harlay, archevêque de Rouen, puis de Paris, qui s'était fait déjà remarquer à la cour par ses talents sous la régence d'Anne d'Autriche. Il avait dû l'archevêché de Rouen à la protection d'Hardouin de Péréfixe, archevêque de Paris, auquel il succéda en 1671. La prudence dont il avait fait preuve, son zèle et ses sermons lui méritèrent cette nouvelle faveur, mais ne purent étouffer

que de se corriger d'un seul défaut; ils sont même si malheureux, que ce vice est souvent celui qui convenait le moins à leur état, et qui pouvait leur donner dans le monde plus de ridicule; il affaiblit l'éclat de leurs grandes qualités, empêche qu'ils ne soient des hommes parfaits, et que leur réputation ne soit entière: on ne leur demande point qu'ils soient plus éclairés et plus incorruptibles; qu'ils soient plus amis de l'ordre et de la discipline, plus fidèles à leurs devoirs, plus zélés pour le bien public, plus graves on veut seulement qu'ils ne soient point amoureux.

q Quelques hommes, dans le cours de leur vie, sont si différents d'eux-mèmes par le coeur et par Tesprit, qu'on est sùr de se méprendre, si l'on en juge seulement par ce qui a paru d'eux dans leur première jeunesse. Tels étaient pieux, sages, savants, qui, par cette mollesse inséparable d'une trop riante fortune, ne le sont plus. L'on en sait d'autres qui ont commencé leur vie par les plaisirs et qui ont mis ce qu'ils avaient d'esprit à les connaître; que les disgrâces ensuite ont rendus religieux, sages, tempérants : ces derniers sont, pour l'ordinaire, de grands sujets, et sur qui l'on peut faire beaucoup de fond; ils ont une probité éprouvée par la patience et par l'adversité; ils entent, sur cette extrême politesse que le commerce des femmes leur a donnée, et dont ils ne se défont jamais, un esprit de règle, de réflexion, et quelquefois une haute capacité, qu'ils doivent à la chambre et au loisir d'une mauvaise fortune.

Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls; de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les femmes, l'ignorance, la médisance, l'envie, l'oubli de soi-même et de Dieu.

L'homme semble quelquefois ne se suffire pas à soi-même : les ténèbres, la solitude, le troublent, le jettent dans des craintes frivoles et dans de vaines terreurs; le moindre mal alors qui puisse lui arriver est de s'ennuyer.

les bruits qu'on fit courir de son temps sur l'irrégularité de ses mœurs. Une figure agréable, seul prétexte peut-être des soupçons auxquels il fut en butte, des manières nobles et distinguées, une mémoire heureuse et une merveilleuse facilité d'élocution, lui firent appliquer ce vers de Virgile :

Formosi pecoris custos, formosior ipse.

q L'ennui est entré dans le monde par la paresse;

elle a beaucoup de part dans la recherche que font les hommes des plaisirs, du jeu, de la société; celui qui aime le travail a assez de soi-même.

La plupart des hommes emploient la meilleure ' partie de leur vie à rendre l'autre misérable.

Il y a des ouvrages qui commencent par A et finissent par Z 2; le bon, le mauvais, le pire, tout y entre; rien, en un certain genre, n'est oublié ; quelle recherche, quelle affectation dans ces ouvrages! On les appelle des jeux d'esprit. De même il y a un jeu dans la conduite; on a commencé, il faut finir, on veut fournir toute la carrière; il serait mieux ou de changer ou de suspenndre, mais il est plus rare et plus difficile de poursuivre; on poursuit, on s'anime par les contradictions, la vanité soutient, supplée à la raison, qui cède et qui se désiste; on porte ce raffinement jusque dans les actions les plus vertueuses, dans celles mêmes où il entre de la religion.

Il n'y a que nos devoirs qui nous coûtent, parce que leur pratique ne regardant que les choses que nous sommes étroitement obligés de faire, elle n'est pas suivie de grands éloges, qui est tout ce qui nous excite aux actions louables, et qui nous soutient dans nos entreprises. N*** aime une piété fastueuse qui lui attire l'intendance des besoins des pauvres, le rend dépositaire de leur patrimoine, et fait de sa maison un dépôt public où se font les distributions; les gens à petits collets et les sœurs grises y ont une libre entrée; toute une ville voit ses aumônes, et les publie qui pourrait douter qu'il soit homme de bien, si ce n'est peut-être ses créanciers?

Géronte meurt de caducité, et sans avoir fait ce testament qu'il projetait depuis trente années; dix têtes viennent ab intestat partager la succession: il ne vivait depuis longtemps que par les soins d'Astérie, sa femme, qui, jeune encore, s'était dévouée à sa personne, ne le perdait pas de vue, secourait sa vieillesse, et lui a enfin fermé les

Ce mot meilleure est de l'édition de 1696. Il nous semble préférable à première qu'on trouve dans toutes les éditions antérieures.

2 Quelques éditeurs pressés du besoin de trouver des allusions à chaque ligne des Caractères ont cru voir ici une allusion au Dictionnaire de l'Académie. La lecture du passage entier nous dispense de combattre cette opinion ridicule.

yeux. Il ne lui laisse pas assez de bien pour pouvoir se passer, pour vivre, d'un autre vieillard.

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Laisser perdre charges et bénéfices plutôt que de vendre ou de

l'on

résigner, même dans son extrême vieillesse, c'est se persuader qu'on n'est pas du nombre de ceux qui meurent; ou, si l'on croit que peut mourir, c'est s'aimer soi-même, et n'aimer que soi.

Fauste est un dissolu, un prodigue, un libertin, un ingrat, un emporté, qu'Aurèle, son oncle, n'a pu haïr ni déshériter.

Frontin, neveu d'Aurèle, après vingt années d'une probité connue et d'une complaisance aveugle pour ce vieillard, ne l'a pu fléchir en sa faveur, et ne tire de sa dépouille qu'une légère pension que Fauste, unique légataire, lui doit payer.

Les haines sont si longues et si opiniâtrées, que le plus grand signe de mort dans un homme malade, c'est la réconciliation.

L'on s'insinue auprès de tous les hommes, ou en les flattant dans les passions qui occupent leur àme, ou en compatissant aux infirmités qui affligent leur corps; en cela seul consistent les soins que l'on peut leur rendre de là vient que celui qui se porte bien, et qui desire peu de choses, est moins facile à gouverner.

La mollesse et la volupté naissent avec l'homme, et ne finissent qu'avec lui; ni les heureux, ni les tristes événements ne l'en peuvent séparer c'est pour lui, ou le fruit de la bonne fortune, ou un dédommagement de la mauvaise.

reux.

C'est une grande difformité dans la nature qu'un vieillard amou

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Peu de gens se souviennent d'avoir été jeunes, et combien il leur était difficile d'être chastes et tempérants; la première chose qui arrive aux hommes après avoir renoncé aux plaisirs, ou par bienséance, ou par lassitude, ou par régime, c'est de les condamner dans les autres :

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