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ceux qui n'ont que de la vertu ; muets et embarrassés avec les savants, vifs, hardis et décisifs avec ceux qui ne savent rien; ils parlent de guerre à un homme de robe, et de politique à un financier; ils savent l'histoire avec les femmes, ils sont poètes avec un docteur, et géomètres avec un poète de maximes, ils ne s'en chargent pas, de principes encore moins, ils vivent à l'aventure, poussés et entraînés par le vent de la faveur, et par l'attrait des richesses; ils n'ont point d'opinion qui soit à eux, qui leur soit propre, ils en empruntent à mesure qu'ils en ont besoin; et celui à qui ils ont recours, n'est guère un homme sage, ou habile, ou vertueux c'est un homme à la mode.

Nous avons pour les grands et pour les gens en place une jalousie stérile, ou une haine impuissante, qui ne nous venge point de leur splendeur et de leur élévation, et qui ne fait qu'ajouter à notre propre misère le poids insupportable du bonheur d'autrui : que faire contre une maladie de l'âme si invétérée et si contagieuse? Contentons-nous de peu, et de moins encore, s'il est possible; sachons perdre dans l'occasion, la recette est infaillible, et je consens à l'éprouver : j'évite par là d'apprivoiser un suisse, ou de fléchir un commis; d'être repoussé à une porte par la foule innombrable de clients ou de courtisans dont la maison d'un ministre se dégorge plusieurs fois le jour; de languir dans sa salle d'audience, de lui demander en tremblant et en balbutiant une chose juste, d'essuyer sa gravité, son ris amer et son laconisme: alors je ne le hais plus, je ne lui porte plus d'envie; il ne me fait aucune prière, je ne lui en fais pas; nous sommes égaux, si ce n'est peut-être qu'il n'est pas tranquille, et que je le suis.

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¶ Si les grands ont les occasions de nous faire du bien, ils en ont rarement la volonté; et s'ils desirent de nous faire du mal, ils n'en trouvent pas toujours les occasions ainsi l'on peut être trompé dans l'espèce de culte qu'on leur rend, s'il n'est fondé que sur l'espérance ou sur la crainte; et une longue vie se termine quelquefois, sans qu'il arrive de dépendre d'eux pour le moindre intérêt, ou qu'on leur doive sa bonne ou sa mauvaise fortune : nous devons les honorer parce qu'ils sont grands, et que nous sommes petits, et qu'il y en a d'autres plus petits que nous, qui nous honorent.

A la cour, à la ville, mêmes passions, mêmes faiblesses, mêmes petitesses, mêmes travers d'esprit, mèmes brouilleries dans les familles et entre les proches, mêmes envies, mêmes antipathies: partout des brus et des belles-mères, des maris et des femmes, des divorces, des ruptures et de mauvais raccommodements: partout des humeurs, des colères, des partialités, des rapports, et ce qu'on appelle de mauvais discours avec de bons yeux on voit sans peine la petite ville, la rue Saint-Denis, comme transportées à V*** ou à F***. Ici l'on croit se haïr avec plus de fierté et de hauteur, et peut-être avec plus de dignité; on se nuit réciproquement avec plus d'habileté et de finesse, les colères sont plus éloquentes, et l'on se dit des injures plus poliment et en meilleurs termes, l'on n'y blesse point la pureté de la langue, l'on n'y offense que les hommes ou que leur réputation; tous les dehors du vice y sont spécieux, mais le fond, encore une fois, y est le mème que dans les conditions les plus ravalées; tout le bas, tout le faible et tout l'indigne s'y trouvent ces hommes si grands, ou par leur naissance, ou par leur faveur, ou par leurs dignités, ces têtes si fortes et si habiles, ces femmes si polies et si spirituelles, tous méprisent le peuple, et ils sont peuple.

Qui dit le peuple dit plus d'une chose; c'est une vaste expression, et l'on s'étonnerait de voir ce qu'elle embrasse, et jusqu'où elle s'étend : il y a le peuple qui est opposé aux grands, c'est la populace et la multitude; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux, ce sont les grands comme les petits.

Les grands se gouvernent par sentiment, àmes oisives sur lesquelles tout fait d'abord une vive impression: une chose arrive, ils en parlent trop, bientôt ils en parlent peu, ensuite ils n'en parlent plus, et ils n'en parleront plus : action, conduite, ouvrage, événement, tout est oublié; ne leur demandez ni correction, ni prévoyance, ni réflexion, ni reconnaissance, ni récompense.

L'on se porte aux extrémités opposées à l'égard de certains personnages; la satire, après leur mort, court parmi le peuple, pendant que les voûtes des temples retentissent de leurs éloges; ils ne méritent quelquefois ni libelles, ni discours funèbres, quelquefois aussi ils sont dignes de tous les deux.

q L'on doit se taire sur les puissants; il y a presque toujours de la flatterie à en dire du bien; il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils vivent, et de la lâcheté quand ils sont morts.

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uand l'on parcourt sans la prévention de son pays toutes les formes de gouvernement, l'on ne sait à laquelle se tenir; il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il y a de plus raisonnable Set de plus sûr, c'est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de toutes, et de s'y soumettre.

Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie, et la politique qui ne consiste qu'à répandre le sang est fort bornée et de nul raffinement; elle inspire de tuer ceux dont la vie est un obstacle à

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notre ambition; un homme né cruel fait cela sans peine c'est la manière la plus horrible et la plus grossière de se maintenir, ou de s'agrandir.

C C'est une politique sûre et ancienne dans les républiques que d'y laisser le peuple s'endormir dans les fêtes, dans les spectacles, dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse ; le laisser se remplir du vide, et savourer la bagatelle: quelles grandes démarches ne fait-on pas au despotique par cette indulgence!

Il n'y a point de patrie dans le despotique, d'autres choses y suppléent, l'intérêt, la gloire, le service du prince.

¶ Quand on veut changer et innover dans une république, c'est moins les choses que le temps que l'on considère : il y a des conjonctures où l'on sent bien qu'on ne saurait trop attenter contre le peuple; et il y en a d'autres où il est clair qu'on ne peut trop le ménager. Vous pouvez aujourd'hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses priviléges; mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes.

Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir.

Il y a de certains maux dans la république qui y sont soufferts, parce qu'ils préviennent ou empêchent de plus grands maux. Il y a d'autres maux qui sont tels seulement par leur établissement, et qui, étant dans leur origine un abus ou un mauvais usage, sont moins pernicieux dans leurs suites et dans la pratique, qu'une loi plus juste ou une coutume plus raisonnable. L'on voit une espèce de maux que l'on peut corriger par le changement ou la nouveauté, qui est un mal, et fort dangereux. Il y en a d'autres cachés et enfoncés comme des ordures dans un cloaque, je veux dire ensevelis sous la honte, sous le secret, et dans l'obscurité; on ne peut les fouiller et les remuer, qu'ils n'exhalent le poison et l'infamie; les plus sages doutent quelquefois s'il est mieux de connaître ces maux, que de les ignorer. L'on tolère quelquefois dans un état un assez grand mal, mais qui détourne un million de petits maux ou d'inconvénients, qui tous seraient inévitables et irrémédiables. Il se trouve des maux dont chaque

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