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C Le bel et le judicieux usage, que celui qui, préférant une sorte d'effronterie aux bienséances et à la pudeur, expose une femme d'une seule nuit sur un lit comme sur un théâtre, pour y faire pendant quelques jours un ridicule personnage, et la livre en cet état à la curiosité des gens de l'un et de l'autre sexe, qui, connus ou inconnus, accourent de toute une ville à ce spectacle pendant qu'il dure! Que manque-t-il à une telle coutume pour être entièrement bizarre et incompréhensible, que d'être lue dans quelque relation de la Mingrelie?

q Pénible coutume! asservissement incommode! se chercher incessamment les unes les autres avec l'impatience de ne se point rencontrer, ne se rencontrer que pour se dire des riens, que pour s'apprendre réciproquement des choses dont on est également instruite, et dont il importe peu que l'on soit instruite; n'entrer dans une chambre précisément que pour en sortir; ne sortir de chez soi l'après-dinée que pour y rentrer le soir, fort satisfaite d'avoir vu, en cinq petites heures, trois Suisses, une femme que l'on connait à peine, et une autre que l'on n'aime guère! Qui considérerait bien le prix du temps, et combien sa perte est irréparable, pleurerait amèrement sur de si grandes misères.

On se lève à la ville dans une indifférence grossière des choses rurales et champêtres; on distingue à peine la plante qui porte le chanvre d'avec celle qui produit le lin, et le blé froment d'avec les seigles, et l'un ou l'autre d'avec le méteil on se contente de se nourrir et de s'habiller. Ne parlez à un grand nombre de bourgeois, ni de guérêts, ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains, si vous voulez être entendus; ces termes pour eux ne sont pas français. Parlez aux uns d'aunage, de tarif ou de sou pour livre, et aux autres de voie d'appel, de requête civile, d'appointement, d'évocation. Ils connaissent le monde, et encore par ce qu'il a de moins beau et de moins spécieux; ils ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses. Leur ignorance souvent est volontaire, et fondée sur l'estime qu'ils ont pour leur profession et pour leurs talents. Il n'y a si vil praticien, qui au fond de son étude sombre et enfumée, et l'esprit occupé d'une plus noire chicane, ne se préfère au laboureur qui jouit du ciel, qui cultive la terre, qui sème à propos, et qui fait de riches moissons; et s'il entend quelquefois parler des premiers

hommes ou des patriarches, de leur vie champêtre et de leur économie, il s'étonne qu'on ait pu vivre en de tels temps, où il n'y avait encore ni offices, ni commissions, ni présidents, ni procureurs: il ne comprend pas qu'on ait jamais pu se passer du greffe, du parquet et de la buvette.

Les empereurs n'ont jamais triomphe à Rome si mollement, si commodément, ni si sùrement même, contre le vent, la pluie, la poudre et le soleil, que le bourgeois sait à Paris se faire mener par toute la ville. Quelle distance de cet usage à la mule de leurs ancêtres! Ils ne savaient point encore se priver du nécessaire pour avoir le superflu, ni préférer le faste aux choses utiles: on ne les voyait point s'éclairer avec des bougies, et se chauffer à un petit feu; la cire était pour l'autel et pour le Louvre. Ils ne sortaient point d'un mauvais diner pour monter dans leur carrosse; ils se persuadaient que l'homme avait des jambes pour marcher, et ils marchaient. Ils se conservaient propres quand il faisait sec, et dans un temps humide ils gâtaient leur chaussure, aussi peu embarrassés de franchir les rues et les carrefours, que le chasseur de traverser un guérêt, ou le soldat de se mouiller dans une tranchée. On n'avait pas encore imaginé d'atteler deux hommes à une litière; il y avait même plusieurs magistrats qui allaient à pied à la chambre ou aux enquêtes, d'aussi bonne grâce qu'Auguste autrefois allait de son pied au Capitole. L'étain dans ce temps brillait sur les tables et sur les buffets, comme le fer et le cuivre dans les foyers; l'argent et l'or étaient dans les coffres. Les femmes se faisaient servir par des femmes: on mettait celles-ci jusqu'à la cuisine. Les beaux noms de gouverneurs et de gouvernantes n'étaient pas inconnus à nos pères; ils savaient à qui l'on confiait les enfants des rois et des plus grands princes; mais ils partageaient le service de leurs domestiques avec leurs enfants, contents de veiller eux-mêmes immédiatement à leur éducation. Ils comptaient en toutes choses avec eux-mêmes : leur dépense était proportionnée à leur recette ; leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles, leurs tables, leurs maisons de la ville et de la campagne, tout était mesuré sur leurs rentes et sur leur condition. Il y avait entre eux des distinctions extérieures, qui empêchaient qu'on ne prit la femme du praticien pour celle du magistrat, et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme. Moins appli

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qués à dissiper on à grossir leur patrimoine qu'à le maintenir, ils le laissaient entier, à leurs héritiers, et passaient ainsi d'une vie modérée à une mort tranquille. Ils ne disaient point: Le siècle est dur, la misère est grande, l'argent est rare: ils en avaient moins que nous, et en avaient assez; plus riches par leur économie et par leur modestie, que de leurs revenus et de leurs domaines. Enfin, l'on était alors pénétré de cette maxime, que ce qui est dans les grands splendeur, somptuosité, magnificence, est dissipation, folie, ineptie dans le particulier.

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E reproche en un sens le plus honorable que l'on puisse faire à un homme, c'est de lui dire qu'il ne sait pas la cour. Il n'y a sorte de vertus qu'on ne rassemble en lui par ce seul mot.

Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage : il est profond, impénétrable; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son

cœur, parle, agit contre ses sentiments. Tout ce grand raffinement

n'est qu'un vice que l'on appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune, que la franchise, la sincérité et la vertu.

Qui peut nommer de certaines couleurs changeantes, et qui sont diverses selon les divers jours dont on les regarde? de même qui peut définir la cour?

¶ Se dérober à la cour un seul moment, c'est y renoncer : le courtisan qui l'a vue le matin, la voit le soir, pour la reconnaître le lendemain, ou afin que lui-même y soit connu.

L'on est petit à la cour; et, quelque vanité que l'on ait, on s'y trouve tel; mais le mal est commun, et les grands mêmes y sont petits.

La province est l'endroit d'où la cour, comme dans son point de vue, paraît une chose admirable: si l'on s'en approche, ses agréments diminuent, comme ceux d'une perspective que l'on voit de trop près.

L'on s'accoutume difficilement à une vie qui se passe dans une antichambre, dans des cours, ou sur l'escalier.

La cour ne rend pas content, elle empêche qu'on ne le soit ailleurs. Il faut qu'un honnête homme ait tâté de la cour : il découvre, en y entrant, comme un nouveau monde qui lui était inconnu, où il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais.

La cour est comme un édifice bâti de marbre; je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis.

L'on va quelquefois à la cour pour en revenir, et se faire par là respecter du noble de sa province ou de son diocésain.

Le brodeur et le confiseur seraient superflus, et ne feraient qu'une montre inutile, si l'on était modeste et sobre: les cours seraient désertes, et les rois presque seuls, si l'on était guéri de la vanité et de l'intérêt. Les hommes veulent être esclaves quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs. Il semble qu'on livre en gros aux premiers de la cour, l'air de hauteur, de fierté et de commandement, afin qu'ils le distribuent en détail dans les provinces: il font précisément comme on leur fait, vrais singes de la royauté.

Voltaire a fait la même critique des courtisans, lorsqu'il a dit d'eux : ils

Vont en poste à Versailles essuyer des mépris

Qu'ils reviennent soudain rendre en poste à Paris.

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