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lui moins que de tout autre, qui toute sa vie s'est étudié plus à acquérir honneur et réputation qu'à amasser des biens de fortune. Par quoi, se trouvant court de ce côté-là, il vend son bien et emprunte de ses amis, tant pour faire bâtir, armer et équiper deux petites navires en forme de roberges, et une patache, en façon de frégate du Levant, qui à faute de vent pussent voguer à rames et fussent propres pour entrer en la bouche des grandes rivières, qu'aussi pour acheter la provision d'une année de vivres et autres choses nécessaires pour les hommes de guerre et mariniers qu'il entendait mener.

Il trouva quatre-vingts marins et cent cinquante hommes d'armes parmi lesquels nous connaissons quelques noms nobles ou plébéiens de notre Gascogne. Monluc, gouverneur de Bordeaux, lui permit de partir pour une expédition sur les côtes de l'Afrique car son projet était encore un mystère, même pour ses compagnons. Il mit à la voile le 22 août; il commandait la première de ses roberges; la seconde était sous les ordres du capitaine Cazenove (d'une noble famille qui subsiste en Agenais); la patache était dirigée par maître François Laguë, bordelais. Le mauvais temps arrêta nos voyageurs huit jours à Royan, huit jours à l'embouchure de la Charente; grand ennui de voir « les vivres se consommer » et diminuer l'ardeur des «< mariniers et harquebouziers. » Mais enfin on put repartir le 22 août, et, non sans grand danger, aller se rafraîchir» sur la côte barbaresque. La relation marque curieusement les divers relâches faits sur le continent, ou dans les îles de l'Afrique et d'Amérique. Il y a des renseignements précis sur les figues fort diurétiques de Porto-Rico, sur les bananes et les patates de l'île de la Monne, aussi bien que sur les mœurs des peuplades visitées en passant. Cette curiosité d'observation n'abandonne pas le narrateur, même lorsqu'il touche au premier moment décisif de l'entreprise, et, après avoir maudit la cruauté des Espagnols de Saint-Domingue, il s'arrête à considérer les tortues de cette région, « si grandes que la chair d'une suffirait à plus de soixante personnes pour un repas...

Ces tortues demeurent le jour en la mer, et la nuit paissent en terre, et font leurs œufs en un fossé dedans le sablon, mille ou douze cents chacune, aussi bons à manger qu'œufs de poule. Il en fut pris une à terre entr'autres, qui ayant quatre soldats sur soi ne laissait pourtant à cheminer. »

Enfin, après un tempête qui compromit son bâtiment et lui causa une perte considérable de vivres, avariés par l'eau de mer, Gourgues atterrit à la pointe occidentale de l'île de Cuba. Il était temps de révéler à son équipage le but et le plan précis de sa mystérieuse entreprise. Il fallait décider ces hommes à embrasser un projet d'invasion armée sur un territoire inconnu, occupé par des ennemis nombreux et redoutables. La relation laisse entrevoir les difficultés qu'eut à vaincre l'éloquent et hardi capitaine avant d'entraîner tous ses compagnons.

Ici le capitaine Gourgues, ayant assemblé tous ses gens, leur déclare (ce qu'il leur avait tu jusque-là) comment il avait entrepris ce voyage pour aller à la Floride venger sur les Espagnols l'injure qu'ils avaient faite au Roi et à toute la France, s'excuse de ce qu'il ne leur a communiqué son entreprise plus tôt, leur ouvre les moyens par lesquels il espérait venir au bout de son dessein, les exhorte et prie de les suivre d'aussi bon cœur comme il a espéré d'eux, lorsqu'il les a choisis d'entre plusieurs, comme les plus propres à une telle exécution. Il leur met au-devant la trahison et la cruauté de ceux qui avaient massacré les Français, et la honte que c'était d'avoir si longtemps laissé impuni un acte si méchant et malheureux; il leur propose l'honneur et l'aise qui leur reviendra d'un si bel acte. Bref, il les anime si bien, qu'encore que du commencement ils trouvassent la chose presque impossible pour le peu de gens qu'ils étaient, et pour être cette côte des plus dangereuses qui soient en toutes les Indes, néanmoins ils promirent ne l'abandonner point et de mourir avec lui; même les gens de guerre devinrent si ardents qu'à peine pouvaient-ils attendre la pleine lune pour passer le canal de Bahama qui est fort dangereux; et les pilotes et mariniers, qui étaient froids du commencement, furent bientôt échauffés par cette ardeur des soldats.

Le détroit de Bahama est franchi sans encombre et l'on arrive à l'embouchure du Rio San-Mateo. Les Espagnols du

fort, voyant passer les trois bâtiments qu'ils crurent appartenir à leur nation, « les saluèrent de deux coups de canon », et le capitaine Gourgues ne manqua pas de leur répondre de même. Il alla mouiller ensuite dans la nuit, quinze lieues plus loin, à l'embouchure d'une rivière nommée la Seine par les colons français. Au point du jour, nos marins virent la rive <<< toute bordée de sauvages, armés de leurs arcs et flêches, pour empêcher le débarquement. Ils redoutaient l'arrivée d'Espagnols; le trompette que Gourgues leur dépêcha, ancien colon de la Floride, les tira d'erreur et leur apprit que les Français venaient renouveler amitié avec eux. Les sauvages se livrèrent aussitôt aux plus vives démonstrations de joie. Le chef le plus puissant, Satirova, notre ancien allié, envoya sur le champ un messager au capitaine français. Bientôt une réunion de tous les rois du pays fut décidée pour le lendemain et les bâtiments français entrèrent librement dans la rivière.

La séance solennelle des chefs sauvages avec le chef de l'expédition française est une scène incomparable d'habile diplomatie et de passion sincère, que je me reprocherais de gâter en la résumant et que personne ne regrettera de trouver ici tout entière.

Quand ils furent venus, ils envoyèrent prier le capitaine Gourgues de descendre, ce qu'il fit accompagné de ses soldats portant leurs arquebuses. Quand les rois virent venir les Français armés, ils eurent quelque frayeur et firent dire au capitaine Gourgues pourquoi venait-il à eux armés, attendu qu'ils voulaient s'associer avec lui. Il leur répond qu'il les voyait avec leurs armes et qu'il portait les siennes. Tout aussitôt ils commandèrent à leurs sujets de poser leurs arcs et leurs flèches, et les firent enlever à gros faisceaux et les porter chez eux; et le capitaine Gourgues fait poser les arquebuses à ses gens et retenir les épées, et ainsi s'en va trouver le roi Satirova qui lui vient au-devant et le fait seoir à son côté droit en un siége de bois de lentisques, couvert de mousse, qu'il lui fit faire semblable au sien. Quand ces deux furent assis, deux des plus anciens d'entr'eux vinrent arracher les ronces et toute l'herbe qui était devant eux, et après

avoir bien nettoyé la place, tous s'assirent à terre en rond. Et comme le capitaine Gourgues voulait parler, le roi Satirova, qui n'est point façonné à la civilité de par deça, le devança, lui disant que depuis que les Espagnols avaient pris le fort bâti par les Français, la Floride n'avait jamais eu un bon jour, et que les Espagnols leur avaient fait la guerre continuellement, les avaient chassés de leurs maisons, avaient coupé leurs mils, avaient violé leurs femmes, ravi leurs filles, tué leurs petits enfants; et encore que lui et les autres rois eussent souffert tous ces maux à cause de l'amitié qu'ils avaient contractée avec les Français par qui la terre avait été habitée premièrement, toutefois ils n'avaient jamais cessé d'aimer les Français pour le bon traitement qu'ils en avaient reçu lorsqu'ils y commandaient. Que, après le massacre que les Espagnols avaient fait des Français, il avait trouvé un enfant qui s'en était fui dans les bois, lequel il avait toujours depuis nourri comme son enfant propre; que les Espagnols avaient fait tout ce qu'il était possible pour l'avoir afin de le tuer; mais il l'avait toujours gardé pour le rendre quelque jour aux Français quand ils reviendraient à la Floride. « Et puisque vous êtes ici, dit-il au capitaine Gourgues, tenez, je vous le rends. » Le capitaine Gourgues, très aise de ce qu'il trouvait les Indiens si bien disposés pour l'exécution de son dessein, et même de ce que le roi Satirova était de lui-même entré le premier au propos des Espagnols, le remercia bien affectueusement de la bonne amitié qu'il portait aux Français, et particulièrement de ce qu'il avait conservé ce jeune homme, les prie tous de persévérer toujours en cette bonne affection, leur proposant la grandeur et la bonté du roi de France. Quant aux Espagnols, que le temps s'approchait qu'ils seraient punis des maux qu'ils avaient commis, tant contre les Indiens que contre les Français, et si tous les rois et leurs sujets avaient été maltraités en haine des Français, qu'aussi seraient-ils vengés par les Français mê

mes.

-Comment, dit Satirova, tressaillant d'aise, voudriez-vous bien faire la guerre aux Espagnols?

-

Et que vous en semble-t-il? dit le capitaine Gourgues, dissimulant son affection et son entreprise pour les mettre en jeu quand et soi. Il est temps meshui de venger l'injure qu'ils ont faite à notre nation. Mais pour cette heure, je ne m'étais proposé que de renouveler notre amitié avec vous et voir comme les choses se passaient pardeça, pour revenir incontinent après contre eux, avec telles forces que je verrais être besoin. Toutefois, quand j'entends les grands

maux qu'ils vous ont faits et font tous les jours, j'ai compassion de vous et me prend envie de leur courir sus, sans plus attendre, pour vous délivrer de leur oppression plutôt hui que de

main.

Hélas! dit Satirova, le grand bien que vous nous feriez! Hé! que nous serions heureux. Tous les autres s'écrièrent de même.

-Je pense, dit le capitaine Gourgues, que vous seriez volontiers de la partie, et ne voudriez que les Français eussent tout l'honneur de vous avoir délivrés de la tyrannie des Espagnols?

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Oui, dit Satirova, nous et nos sujets irons avec vous et mourrons quand et vous si besoin est.

Les autres rois firent aussi pareille réponse. Le capitaine Gourgues, qui avait trouvé ce qu'il cherchait, les loue et remercie grandement, et pour battre le fer pendant qu'il était chaud, leur dit: -Voire mais, si nous voulons faire la guerre, il faudrait que incontinent. Dans combien de temps pourriez-vous bien avoir assemblé vos gens prêts à marcher?

ce fût

Dans trois jours, dit Satirova, nous et nos sujets pourrons nous rendre ici pour partir avec vous.

-Et cependant, dit le capitaine Gourgues, vous donnerez bon ordre que le tout soit tenu secret, afin que les Espagnols n'en puissent sentir le vent.

- Ne vous souciez, dirent les rois, nous leur voulons plus de mal que vous.

Je voudrais bien continuer à transcrire cette pittoresque et dramatique relation; le manque d'espace m'oblige à me hâter et à supprimer même, dans une rapide analyse, tous les détails simplement curieux. Je ne dis rien des présents distribués par Gourgues aux sauvages et de celui que Satirova offrit à son tour au capitaine gascon; je cours aux préparatifs immédiats de la grande entreprise. Le jeune français sauvé par Satirova (Pierre Debray, natif du Havre, alors âgé de seize ans, et que Gourgues à son retour rendit à sa famille), instruisit le chef de l'expédition de l'état des Espagnols. Outre le fort principal où ils avaient pris la place des Français, ils avaient bâti deux petits forts à l'entrée de la rivière. Gourgues envoya, pour les reconnaître, d'Estampes, gentilhomme com

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