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1741.

LETTRE XXXIX.

A M.

HELVETIUS, à Paris,

A Bruxelles, ce 7 de janvier.

MON cher rival, mon poëte, mon philofophe, je reviens de Berlin après avoir effuyé tout ce que les chemins de la Veftphalie, les inondations de la Meufe, de l'Elbe et du Rhin, et les vents contraires fur la mer ont d'infupportable pour un homme qui revole dans le fein de l'amitié. J'ai montré au roi de Pruffe votre épître corrigée ; j'ai eu le plaifir de voir qu'il a admiré les mêmes chofes que moi, et qu'il a fait les mêmes critiques. Il manque peu de chofes à cet ouvrage pour être parfait. Je ne cefferai de vous dire que, fi vous continuez à cultiver un art qui femble fi aifé et qui eft fi difficile, vous vous ferez un honneur bien rare parmi les quarante, je dis les quarante de l'académie comme ceux des fermes.

Les Inftitutions phyfiques et l'Anti-Machiavel font deux monumens bien finguliers. Se ferait-on attendu qu'un roi du Nord et une dame de la cour de France euffent honoré à ce point les belles-lettres? Prault a dû vous

remettre de ma part un Anti-Machiavel; vous avez eu la Philofophie leibnitzienne de la 1741. main de fon aimable et illuftre auteur. Si Leibnitz vivait encore, il mourrait de joie de fe voir ainfi expliqué, ou de honte de fe voir furpaffer en clarté, en méthode et en élégance. Je fuis en peu de chofes de l'avis de Leibnitz : je l'ai même abandonné fur les forces vives; mais, après avoir lu prefque tout ce qu'on a fait en Allemagne fur la philofophie, je n'ai rien vu qui approche à beaucoup près du livre de madame du Châtelet. C'eft une chose trèshonorable pour fon fexe et pour la France. Il eft peut-être auffi honorable pour l'amitié d'aimer tous les gens qui ne font pas de notre avis, et même de quitter, pour fon adversaire, un roi qui me comble de bontés, et qui veut me fixer à fa cour par tout ce qui peut flatter le goût, l'intérêt et l'ambition. Vous favez, mon cher ami, que je n'ai pas eu grand mérite à cela, et qu'un tel facrifice n'a pas dû me coûter. Vous la connaiffez; vous favez fi on a jamais joint à plus de lumières un cœur plus généreux, plus conftant et plus courageux dans l'amitié. Je crois que vous me mépriseriez bien fi j'étais refté à Berlin. M. Greffet, qui probablement a des engagemens plus légers, rompra fans doute fes chaînes à Paris, pour aller prendre celles d'un roi à qui on ne

peut préférer que madame du Châtelet. J'ai 1741. bien dit à sa Majefté pruffienne que Greffset lui plairait plus que moi, mais que je n'étais jaloux ni comme auteur ni comme courtifan. Sa maison doit être comme celle d'Horace, eft locus unicuique fuus. Pour moi, il ne me manque à présent que mon cher Helvétius; ne reviendra-t-il point fur les frontières ? n'auraije point encore le bonheur de le voir et de l'embraffer?

LETTRE X L.

A M. LE MARQUIS D'ARGENSON, à Paris.

A Bruxelles, ce 8 de janvier,

J'AI été un mois en route, Monfieur, de

Berlin à Bruxelles, J'ai appris, en arrivant, votre nouvel établissement et vos peines. Voilà comme tout eft dans le monde. Les deux tonneaux de Jupiter ont toujours leur robinet ouvert; mais enfin, Monfieur, ces peines paffent, parce qu'elles font injuftes, et l'établiffement refte.

J'en ai quitté un affez brillant et affez avan tageux. On m'offrait tout ce qui peut flatter; on s'eft fâché de ce que je ne l'ai point accepté,

Mais quels rois, quelles cours et quels bienfaits valent une amitié de plus de dix années? 1741.

A peine m'auraient-ils fervi de confolation & cette amitié m'avait manqué.

J'ai eu tout lieu, dans cette occafion, de me louer des bontés de M. le cardinal de Fleuri; mais il n'y a rien pour moi dans le monde que le devoir facré qui m'arrête à Bruxelles. Plus je vis, plus tout ce qui n'eft pas liberté et amitié me paraît un fupplice. Que peut prétendre de plus le plus grand roi de la terre ? Voilà pourtant ce qui eft inconnu des rois et de leurs efclaves dorés.

Vos affaires vous auront elles permis Monfieur, de lire un peu à tête repofée l'ouvrage du Salomon du Nord, et celui de la reine de Saba? Je ne doute pas dujugement que vous aurez porté fur les Institutions phyfiques; c'eft affurément ce qu'on a écrit de meilleur fur la Philofophie de Leibnitz, et c'est une chofe unique en fon genre. Le livre du roi de Pruffe (*) eft auffi fingulier dans le fien; mais je voudrais que vos occupations et vos bontés pour moi puffent vous permettre de m'en dire votre avis.

J'oferais fouhaiter encore que vous me marquaffiez fi on ne défire pas qu'après avoir

(*) L'Anti-Machiavel.

écrit comme Antonin, l'auteur vive comme 1741. lui. Je voudrais enfin quelque chofe que je puffe lui montrer. Il m'a parlé fouvent de ceux qui font le plus d'honneur à la France; il a voulu connaître leur caractère et leur façon de penser je vous ai mis à la tête de ceux dont on doit rechercher le fuffrage. Il eft paffionné pour la gloire. Je l'ai quitté, il est vrai; je l'ai facrifié, mais je l'aime; et, pour l'honneur de l'humanité, je voudrais qu'il fût à peu-près parfait, comme un roi peut l'être.

Le fentiment des hommes de mérite peut lui faire beaucoup d'impreffion. Je lui enverrais une page de votre lettre, fi vous le permettiez. Son expédition de la Siléfie redouble l'attention du public fur lui. Il peut faire de grandes chofes et de grandes fautes. S'il fe conduit mal, je briferai la trompette que j'ai entonnée.

M. de Valori n'a pas à fe plaindre de la façon dont le roide Pruffe penfe fur lui: il le regarde comme un homme fage et plein de droiture; c'eft fur quoi M. de Valori peut compter. Puiffet-il refer long-temps dans cette cour! et puiffent les couteaux qu'on aiguife de tous côtés, fe remettre dans le fourreau !

Mais, qu'il y ait guerre ou paix. je ne fonge qu'à l'amitié et à l'étude. Rien ne m'ôtera ces deux biens celui de vous être attaché fera pour moi le plus précieux. Il y a à Bruxelles

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