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1740.

LETTRE XVI I.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

Ce 24 de juin.

ZULIME,
ULIME, mon respectable ami, eft faite
pour mon malheur. Vous favez que madame
de Richelieu est à la mort ; peut-être en est-ce
fait à l'heure où je vous écris. Vous n'ignorez
pas la perte que je fais en elle ; j'avais droit
de compter fur fes bontés, et j'ofe dire fur
l'amitié de M. de Richelieu. Il faut que je joigne
à la douleur dont cette mort m'accable, celle
d'apprendre que M. de Richelieu me fait le plus
mauvais gré du monde d'avoir laiffé jouer
Zulime dans ces cruelles circonftances. Vous
pouvez me rendre juftice. Cette malheureufe
pièce devait être donnée long-temps avant
que madame de Richelieu fût à Paris. Elle fut
représentée le 9 juin, quand madame de
Richelieu donnait à fouper, et fe croyait très-
loin d'être en danger. J'ai fait depuis humai-
nement ce que j'ai pu pour la retirer, fans en
venir à bout. Elle était à la troifième repré-
fentation, lorfque j'eus le malheur de perdre
mon neveu, qui était correcteur des comptes,
et que j'aimais tendrement. Ma famille ne s'eft

point avisée de trouver mauvais qu'on repréfentât un de mes ouvrages pendant que mon 1740. pauvre neveu était à l'agonie, et que j'avais le cœur percé. Faudrait-il que ceux qui se difent protecteurs ou amis, et qui souvent ne font ni l'un ni l'autre, affectaffent de se fâcher d'un prétendu manque de bienféance dont je n'ai pas été le maître, quand ma famille n'a pas imaginé de s'en formalifer? Vous êtes peut-être à portée, vous ou monfieur votre frère, de faire valoir à M. de Richelieu mon innocence; il a grand tort afsurément de m'affliger. Je fens auffi douloureufement que lui la perte de madame de Richelieu, et je fuis bien loin de mériter fon mécontentement; il m'eft très-fenfible dans une occafion fi trifte. Il eft bien dur de paraître infenfible quand on a le cœur déchiré.

Mille tendres refpects à madame d'Argental. Madame du Châtelet vous fait à tous deux bien des complimens; elle vous aime autant que je vous fuis attaché.

1740.

LETTRE XVII I.

A M. DE

DE CIDE VILL E.

A Bruxelles, 28 de juin.

EH bien, mon cher ami, avez-vous reçu le paquet T? C'eft M. Helvétius, un de nos confrères en Apollon, quoique fermier général, qui s'eft chargé de vous le faire rendre de Paris à Rouen. Si les foins d'un fermier général et l'adresse d'un premier préfident ne suffisent pas, à qui faudra-t-il avoir recours?

Je ne vous ai point envoyé Zulime, que les comédiens de Paris ont repréfentée prefque malgré moi, et qui n'eft pas digne de vous. Si j'avais de la vanité, je vous dirais qu'elle n'est pas digne de moi; du moins, je crois pouvoir mieux faire, et qu'en effet Mahomet vaut mieux. Vous jugerez fi j'ai bien peint les fourbes et les fanatiques.

En attendant, voyez, mon cher ami, fi vous êtes un peu content de la petite odelette pour notre fouverain le roi de Pruffe. Je l'appelle notre fouverain, parce qu'il aime, qu'il cultive, qu'il encourage les arts que nous aimons. Il écrit en français beaucoup mieux que plufieurs de nos académiciens; et quelquefois dans fes lettres il laiffe échapper de

petits fixains ou dixains que peut-être ne défavoueriez-vous pas. Sa paffion dominante 1740. eft de rendre les hommes heureux, et de faire fleurir chez lui les belles-lettres. Me ferait-il permis de vous dire que, dès qu'il a été fur le trône, il m'a écrit ces propres paroles : Pour Dieu, ne m'écrivez qu'en homme, et méprifez avec moi les noms, les titres et tout l'éclat extérieur.

Eh bien, qu'en dites-vous? Votre cœur n'eft-il pas ému? N'eft-on pas heureux d'être né dans un fiècle qui a produit un homme si fingulier? Avec tout cela je refte à Bruxelles ; et le meilleur roi de la terre, son mérite et fes faveurs ne m'éloigneront pas un moment d'Emilie. Les rois (même celui-là) ne doivent marcher qu'après les amis : vous fentez bien que cela va fans dire.

Adieu, mon aimable ami ; je vous embrasse bien tendrement.

1740.

LETTRE XIX.

A M. L'ABBÉ PREVOST.

ARNAUD

A Bruxelles, juin.

RNAUD fit autrefois l'apologie de Boileau, et vous voulez, Monfieur, faire la mienne. Je ferais auffi fenfible à cet honneur, que le fut Boileau; non que je fois auffi vain que lui, mais parce que j'ai plus befoin d'apologie. La feule chofe qui m'arrête tout court, eft celle qui empêcha le grand Condé d'écrire des mémoires. Vous voyez que je ne prends pas d'exemples médiocres. Il dit qu'il ne pourrait fe juftifier fans accufer trop de monde. Si parva licet componere magnis, je suis à peu-près dans le même cas.

Comment pourrai - je, par exemple, ou comment pourriez-vous parler des foufcriptions de ma Henriade, fans avouer que M. Thiriot, alors fort jeune, diffipa malheureufement l'argent des souscriptions de France? J'ai été obligé de rembourser à mes frais tous les foufcripteurs qui ont eu la négligence de ne point envoyer à Londres, et j'ai encore par devers moi les reçus de plus de cinquante perfonnes. Serait-il bien agréable pour ces

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