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1740.

LETTRE V.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

Ce 29 janvier.

Je fuis abfolument de l'avis de l'ange gardien

E

et de fes chérubins, fur le retranchement de la fcène d'Atide au quatrième acte; non-feulement cette arrivée d'Atide ressemblait en quelque chofe à l'Atalide de Bajazet, mais elle me paraît peu décente et très froide dans une circonftance fi terrible, et à la vue du corps expirant d'un père, qui doit occuper toute l'attention de la malheureufe Zulime.

Après avoir bien examiné les autres obfervations, et avoir plié mon esprit à fuivre les routes qu'on me propofe, je les trouve abfolument impraticables.

On veut que Zulime doute fi son amant a affaffiné fon père, on veut enfuite qu'elle puiffe l'excufer fur ce qu'il l'a tué fans le favoir, et que cette idée de l'innocence de Ramire foit l'objet qui occupe principalement le cœur de Zulime.

Je crois avoir ménagé affez le peu de doutes qu'elle doit avoir, et je crois que ce ferait perdre toute la force du tragique que de vouloir rendre toujours fon amant innocent. Le

véritable tragique, le comble de la terreur et de la pitié eft, à mon avis, qu'elle aime fon 1740. amant criminel et parricide. Point de belles fituations fans de grands combats, point de paffions vraiment intéressantes fans de grands reproches. Ceux qui confeillèrent à Pradon de ne pas rendre Phèdre inceftueuse, lui confeillèrent des bienféances bien malheureuses et bien mefféantes au théâtre. Ah, ne me traitez pas en Pradon! (*)

Je condamne aussi sévèrement toute assemblée de peuple. Ce n'eft pas d'une vaine pompe dont il s'agit; il faut que Zulime, en mourant, adore encore la cause de ses crimes et de ses malheurs; il faut qu'elle le dife; et fi elle était devant le peuple, cette affreuse confidence ferait déplacée; c'est alors que les bienséances feraient violées. J'aime la pompe du fpectacle, mais j'aime mieux un vers paffionné.

Voici donc les feuls changemens que mon temps, mes occupations et mon départ me permettent. Benigno animo legete, et publici juris in theatro fiant. Je vous fupplie d'adresser vos ordres chez l'abbé Mouffinot qui aura mon adreffe.

Je me flatte que je vous adrefferai bientôt mieux que Zulime. Permettez-moi de baifer

(*) M. de Voltaire a changé depuis le plan de Zulime.

refpectueufement la belle main qui a écrit les 1740. remarques auxquelles j'ai obéi en partie.

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Rectius, imperti, fi non his utere mecum.

Voyez fi vous êtes à peu-près content. Donnez cela à mademoiselle Quinault quand il vous plaira, finon donnez-moi donc de nouveaux ordres; mais je fens les limites de mon efprit ; je ne pourrai guère aller plus loin, comme je ne peux vous aimer ni vous refpecter davantage.

LETTRE VI.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

Le 12 mars.

MON très-cher ange gardien, je fis partir hier à l'adresse de votre frère un petit paquet contenant à peu-près toutes les corrections que mon grand confeil m'a demandées pour cette Zulime. Je m'étais refroidi fur cet ouvrage, et j'en avais prefque perdu l'idée auffi-bien que la copie. Il a fallu que mademoiselle Quinault m'ait renvoyé les cinq actes, pour me mettre au fait de mon propre ouvrage.

Il eft bien difficile de rallumer un feu prefque

:

éteint il n'y a que le fouffle de mes anges 1740. qui puiffe en venir à bout. Voyez fi vous retrouverez encore quelque chaleur dans les changemens que j'ai envoyés. Je commence à espérer beaucoup de fuccès de cet ouvrage aux représentations, parce que c'est une pièce dans laquelle les acteurs peuvent déployer tous les mouvemens des paffions ; et une tragédie doit être des paffions parlantes. Je ne crois pas qu'à la lecture elle fît le même effet, parce que la pièce a trop l'air d'un magasin dans lequel on a brodé les vieux habits de Roxane, d'Atalide, de Chimène, de Callirhoé. J'en reviens à Mahomet, il est tout neuf.

Tentanda via eft quâ me quoque poffim

Tollere humo.

Mais Zulime fera la pièce des femmes, et Mahomet la pièce des hommes. Je recom mande l'une et l'autre à vos bontés.

Avez-vous oublié Pandore? Vous m'aviez dit qu'on en pouvait faire quelque chofe. Je crois qu'il me fera plus aifé de vous fatisfaire fur Pandore que fur Zulime. Je vous avoue que je ferais fort aife d'avoir courtifé avec fuccès, une fois en ma vie, la Mufe de l'opéra. Je les aime toutes neuf, et il faut avoir le

plus de bonnes fortunes qu'on peut; fans être 1740. pourtant trop coquet.

Le Prince royal m'a écrit une lettre touchante au fujet de monfieur fon père qui eft à l'agonie. Il femble qu'il veuille m'avoir auprès de lui; mais vous me connaissez trop pour penfer que je puiffe quitter madame du Châtelet pour un roi, et même pour un roi aimable. Permettez à ce fujet que je vous demande un petit plaifir. Vous ne pouvez passer dans la rue Saint-Honoré fans vous trouver auprès d'Hébert; je vous supplie de paffer chez lui, et de voir une écritoire de Martin que nous fefons faire pour la préfenter au Prince royal. Voyez fi elle vous plaît. Le préfent est assez convenable à un prince comme lui: c'est Soliman qui envoie un fabre à Scanderbeg. Mais ce maudit Hébert me fait attendre des fiècles. Le roi de Prufse se meurt; et s'il eft mort avant que ma petite écritoire arrive, ma galanterie fera perdue. Il n'y a pas trop de bonne grâce à donner à un roi qui peut rendre beaucoup. Cet air intéreffé ôterait tout le mérite de l'écritoire.

Vous devriez bien me dire quelques nouvelles des fpectacles; ils m'intéreffent toujours, quoique je fois à préfent tout hériffé des épines de la philosophie.

Mais vous ne me mandez jamais rien de ce

qui

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