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JUGEMENT de la TRAGEDIE ou TRAGICOMEDIE du CID.

ANS toutes les piéces Dramatiques que Mr.

D Corneille avoit donné auparavant celle-cy, il

n'avoit encore paru que Comme un des premiers Poetes du théatre françois, & s'il n'avoit point eu de fuperieurs, dumoins s'étoit-il laiffé donner des égaux. Mais le Cid l'éleva fi fort au deffus d'eux, qu'il ne leur a pas eté poffible ni à toute la troupe des Poëtes dramatiques jointe ensemble, de l'atteindre depuis ce tems-là.

L'Emulation de ceux qui avoient eté fes concurrens jufqu'alors, fe tourna en une jalousie qui donna encore un nouvel eclat à l'Ouvrage de Mr. Corneille & l'inutilité des efforts qu'on fit contre lui, quoique appuyés de toute l'autorité du Miniftere, ne fervit qu'à Paffermir dans fa nouvelle fuperiorité & à lui affurer pour toujours la Principauté du théatre.

Mr. Peliffon dit qu'il n'eft pas aifé de s'imaginer avec quelle approbation le Cid fut reçû de la cour &• du Public. On ne pouvoit fe laffer de le voir; on n'entendoit parler d'autre chofe dans les Compagnies ; chacun en favoit quelque partie par cœur ; on la faifoit apprendre aux enfans; & il s'eft fait dans les Provinces du Royaume une espece de Proverbe de la maniére de dire, beau comme le Cid.

Tout le Monde ne voulut pas joindre fa voix parmi ces bruits & ces acclamations, & les envieux du Cid non contens de fe taire, chercherent dès-lors les moyens d'impofer filence au public. Leur parti fe trouva fortifié par le grand Cardinal de Richelieu qui voulut bien honorer Mr. Corneille de fa jalousie; & qui fans perdre fon Caractere de Miniftre liberal en continuant toujours fes gratifications à un homme qu'il confideroit comme poëte en général, entreprit en quaG

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lité d'Auteur & de bel efprit de lui faire des affaires comme à l'auteur du Cid, par un pur déplaifir qu'il avoit de voir toutes les Piéces de théatre des autres, &fur tout celles où il avoit quelque part, entiérement effacées par celle-là.

Celui qui commença, dit Mr. Peliffon, fut Mr. De Scudery qui publia fes Obfervations contre le Cid, premierement pour fe fatisfaire lui-même, & enfuite pour plaire au Cardinal, qui forma de toutes fes Créatures, tant à la cour qu'à la ville, un parti pour l'ofpofer à celui des approbateurs du Cid. Le Cardinal ravi d'avoir trouvé en Scudéry un homme qui voulût être partie de Corneille, le porta à Soumettre fes Obfervations au Jugement de l'Académie; & il obliga cette Affemblée malgré toute fa répugnance & toutes fes Raifons, d'examiner juridiquement la Tragicomedie &les Obfervations, & d'en faire une cenfure dans les formes ordinaires.

L'Academie affemblée le 16. juin 1637. nomma Meffieurs de Bourzey, Chapelain & Defmarefts pour examiner le Cid & les Obfervations. La tâche de ces trois commiffaires n'étoit que pour l'Examen du Corps de l'Ouvrage en gros; & quinze jours après on commit quatre autres Académiciens pour celui des vers en particulier. Ces derniers qui etoient Meffieurs de Cerify, Gombaud, Baro & L'Etoile s'acquiterent de leur Commiffion, de quelque maniere que ce fût; & l'Academie ayant deliberé en diverfes conferences ordinaires & extraordinaires fur leur remarques, Mr. Defmarefts eut ordre enfin d'y mettre la derniere main.

Mais l'Examen de l'Ouvrage en gros ne fut pas une chofe fi facile à ces Meffieurs. Mr. Chapelain l'un des trois Commiffaires fit un Corps de fes Reflexions qui fut préfenté au Cardinal, qui n'en fut pas entierement fatisfait, & qui y fit des Apoftilles par les quelles il faifoit connoître qu'il eut fouhaité qu'on eût déclaré la piéce du Cid entierement irréguliere. Il manda néanmoins que la fubftance en etoit bone, mais qu'il falloit

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ou Tragicomedie du Cid.

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9 jetter quelque poignees de fleurs. L'Ouvrage fut donné à polir par Deliberation de l'Academie à Meffeurs de Serizay, Cerizy, Gombaud, & Sirmond. Cerizy le coucha par écrit, & Gombaud fut nommé pour la derniere revifion du flyle. Tout fut lu & examiné par la Compagnie en div.rfes Assemblées ordinaires & extraordinaires, comme s'il eut eté queftion de la Ruine ou du falut de l'état, & on le mit enfin fous preffe.

Le Cardinal ayant vû les premieres feuilles, n'en fut point content & fous pretexte que Mr. de Cerizy y avoit mis trop de fleurs, il fit arrêter l'impreffion. S'étant expliqué enfuite fur la maniere dont il vouloit qu'on écrivit cet ouvrage, il en donna la Charge à Mr. Sirmond qui ne le fatisfit point encore. Il fallut enfin que Mr. Chapelain reprît tout ce qui avoit eté fait tant par lui que par les autres. Il en compofa le petit livre que nous areous fous le titre de Sentimens de l'Academie françoise fur la Tragicomédie du Cid; ouvrage qui coûta cing mois de travail à l'Académie & au Cardinal, fanfque durant tout ce temslà, ce Miniftre qui avoit toutes les affaires du Royaume fur les bras, & toutes celles de l'Europe dans la tête, fe laffât de ce deffein, & relachât rien de fes Soins pour cet ouvrage, comme nous l'apprenons de Mr. Pelliffon.

Voicy en gros quels font les principaux fentimens de PAcademie fur le Cid. Mr. de Scudery & les autres Adverfaires de Mr. Corneille, n'ont point eû raifon d'accufer cette piéce d'irrégularité, & de dire que le fujet n'en vaut rien; qu'on n'y trouve ni nœud vi intrigue, & qu'on en devine la fin fi tôt qu'on en a vû le commencement. Ce qu'il y a à dire, c'eftque l'intrigue n'eft pas vrai-femblable. Ainfi le sujet du Cid eft défectueux, au jugement de cette Assemblée, en fa plus effentielle partie, parce qu'il manque de l'un & de Pautre vrai-femblable, que preferit Ariftote du commun & de l'extraordinaire. L'art lui a manqué lorfqu'il a compris tant d'actions remarquables dans

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l'espace

Pefpace de vingtquatre heures, & pour avoir fait confentir Chimene à époufer Rodrigue le jour même qu'il avoit tué le Comte fon pere.

L'Académie condamne auffi les Meurs attribuées à Chiméne, qui contre la bienféance de fon fexe paroît amante trop fenfible, & fille trop dénaturée; & elle juge qu'il a mis d'ailleurs trop d'inégalité dans fes Mœurs.

En un mot elle a remarqué diverfes fautes de jugement dans toute la conduite de l'ouvrage, elle s'eft déclarée particulierement contre tout l'Episode de l'Infante; elle prétend que le théâtre eft très-mal entendu dans ce Poëme, & qu'une même fcéne y reprefente plufieurs lieux. C'eft un Defautque l'on trouve dans la plupart de nos Poëmes Dramatiques qui avoient paru jufqu'alors, mais l'auteur du Cid s'étant refferé fi étroitement pour y faire rencontrer l'unité du jour devoit auffi s'efforcer d'y faire rencontrer celle du lieu, dont le defaut ne peut produire dans l'efprit du fpectateur que de la confufion & de l'obscurité.

L'Academie a cenfuré auffi plufieurs endroits de la Verfification qui fervent au moins à nous perfuader, qu'il y a peu d'ouvrages en vers dont la diction foit parfaitement correcte mais fur ce qu'on accufoit l'auteur de plufieurs larcins, elle témoigne qu'il y a bien peu de chofes imitées où il foit demeuré audeffous de fon original; qu'il en a rendu quelques unes meilleures qu'elles n'étoient; & qu'il y a ajouté beaucoup de chofes de fon propre fonds, qui ne cédent en rien à celles du premier auteur.

L'Académie ne fe feroit acquitée que de la moitié de fes fonctions fi après avoir montré les defauts du Cid elle n'eut découvert en même tems la caufe & la fource de cette approbation fi extraordinaire, dont le peuple l'avoit prévenu. Il femble même qu'elle auroit dû commencer à ruiner les fondemens de cette approbation avantque d'établir fa cenfure. Quoiqu'il en foit, elle dit, que les Paffions violentes bien exprimées, font "Jouvent dans ceux qui les voyent une partie de l'effet,

66 qu'elles

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ou Tragicomédie du Cid.

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Ce

qu'elles font en ceux qui les reffentent véritable"ment; qu'elles otent à tous la liberté de l'efprit & font que les uns fe plaisent à voir reprefenter les fautes que les autres fe plaisent à commettre. font ces puiffans mouvemens, felon ces Meffieurs, qui ont tiré des spectateurs du Cid cette grande approba"tion & qui doivent auffi la faire excufer. L'auteur "s'eft facilement rendu maître de leur ame, après y avoir excité le trouble & l'émotion; leur efprit flatte par quelques endroits agréables eft devenu aisément cc flatteur de tout le refte, & les charmes éclatans de quelque partie leur ont donné de l'amour pour tout le corps. S'ils euffent eté moins ingénieux, ils euffent eté moins fenfibles; ils euffent vu les défauts de cette piéce s'ils ne fe fussent point trop arrêtés à en regar"der les beautés. Mais d'un autre coté les favans & "les experts de l'art doivent fouffrir avec quelque in"dulgence les irrégularités d'un ouvrage qui n'auroit "pas eu le bonheur d'agréer fi fort au commun, s'il "n'avoit des graces qui ne font pas communes.

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Voyla quel a été le fentiment de l'Academie fur le Cid; mais fi nous en croyons Mr. Corneille ou celui qui a pris fon nom, ce n'a point eté celui de la ville ni du peuple. Ce n'est pas qu'il ne convint lui-même de l'équité qui paroît dans une bone partie de ces cenfures, mais il prétendoit avoir remporté le témoignage de l'excellence de fa piéce par le grand nombre de fes repréfentations, par la foule extraordinaire des spectateurs de tout état & de toute condition & par les acclamations générales qu'elle avoit reçues. Et quoi qu'il ait défié l'Académie entiere de donner jamais à fa cenfure autant de réputation que fa piéce en avoit deja acquis, il ne laiffoit pas de convenir que ce Poëme avoit des defauts; mais, "qu'il avoit tant d'avantages du coté "du fujet, & des penfees brillantes, dont il eft femé, "que la plupart de fes auditeurs n'ont pas voulu voir ces defauts, & ont laissé enlever leurs fuffrages an "plaifir que leur a donne fa représentation, quoique ce "Toit celui de tous fes ouvrages réguliers, felon lui,

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