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Et demande pour grace à ce généreux prince
Qu'il daigne voir la main qui fauve la province.
CHIMENE.

Mais n'eft-il point bleffé?

EL VIRE.

Je n'en ai rien appris.

Vous changez de couleur! Reprenez vos efprits.
CHIMENE.

Reprenons donc auffi ma colere affoiblie.

Pour avoir foin de lui, faut-il que je m'oublie ?
On le vante, on le louë, & mon cœur y confent!
Mon honneur eft muet, mon devoir impuissant!
Silence, mon amour, laisse agir ma colere :
S'il a vaincu deux rois, il a tué mon pere.
Ces triftes vêtemens où je lis mon malheur,
Sont les premiers effets qu'ait produit sa valeur ;
Et quoi qu'on dife ailleurs d'un cœur fi magnanime,
Ici tous les objets me parlent de fon crime.

Vous qui rendez la force à mes reffentimens,
Voiles, crêpes, habits, lugubres ornemens,
Pompe, que me prefcrit fa premiére victoire,
Contre ma paffion foutenez bien ma gloire ;
Et lorfque mon amour prendra trop de pouvoir,
Parlez à mon efprit de mon triste devoir;
Attaquez fans rien craindre une main triomphante.
EL VIR E.

Modérez ces transports, voici venir l'infante.

SCENE II.

L'INFANTE, CHIMENE, LEONOR, ELVIRE.

J'

L'INFANTE.

E ne viens pas ici confoler tes douleurs,

Je viens plûtôt mêler mes foupirs à tes pleurs.
CHIMENE.

Prenez bien plûtôt part à la commune joie ;

Et

Et goûtez le bonheur que le ciel vous envoie.
Madame, autre que moi n'a droit de soupirer,
Le péril dont Rodrigue a sû nous retirer;
Et le falut public que vous rendent fes armes,
A moi feule aujourd'hui souffrent encor les larmes.
Il a fauvé la ville, il a fervi fon roi,

Et fon bras valeureux n'eft funefte qu'à moi.
L'INFANTE.

Ma Chiméne, il eft vrai qu'il a fait des merveilles.
CHIMENE.

Déja ce bruit fâcheux a frappé mes oreilles ;
Et je l'entens par tout publier hautement
Auffi brave guerrier que malheureux amant.
L'INFANTE.

Qu'a de fâcheux pour toi ce difcours populaire ?
Ce jeune Mars qu'il loue a sû jadis te plaire,
Il poffédoit ton ame, il vivoit fous tes loix;
Et vanter fa valeur, c'eft honorer ton choix.
CHIMENE.

Chacun peut la vanter avec quelque juftice,
Mais pour moi fa louange eft un nouveau fupplice,
On aigrit ma douleur en l'élevant fi haut,

Je voi ce que je perds, quand je vois ce qu'il vaut
Ah, cruels déplaifirs à l'efprit d'une amante!

Plus j'apprens fon mérite, & plus mon feu s'augmente;
Cependant mon devoir est toujours le plus fort;
Et, malgré mon amour, va poursuivre sa mort.
L'INFANT E.

Hier ce devoir te mit en une haute eftime,
L'effort que tu te fis parut fi magnanime,
Si digne d'un grand cœur, que chacun à la cour
Admiroit ton courage, & plaignoit ton amour.
Mais croirois-tu l'avis d'une amitié fidéle ?

CHIMENE.

Ne vous obeïr pas me rendroit criminelle.
L'INFANTE.

Ce qui fut jufte alors ne l'eft plus aujourd'hui.
Rodrigue maintenant eft notre unique appui,
L'efpérance & l'amour d'un peuple qui l'adore,

E

Le

Le foutien de Castille, & la terreur du More ;
Le roi même eft d'accord de cette vérité
Que ton pere en lui feul fe voit reffuscité ;
Et fi tu veux enfin qu'en deux mots je m'explique,
Tu poursuis en fa mort la ruine publique.
Quoi? Pour venger un pere eft-il jamais permis
De livrer fa patrie aux mains des ennemis ?
Contre nous ta poursuite eft-elle légitime;
Et pour être punis avons-nous part au crime?
Ce n'eft pas qu'après tout, tu doives épouser
Celui qu'un pere mort t'obligeoit d'accufer;
Je te voudrois moi-même en arracher l'envie ;
Ote-lui ton amour; mais laiffe-r
-nous fa vie.
CHIME NE.

Ah! Ce n'eft pas à moi d'avoir tant de bonté,
Le devoir qui m'aigrit n'a rien de limité.
Quoique pour ce vainqueur mon amour s'intéresse,
Quoiqu'un peuple l'adore, & qu'un roi le careffe,
Qu'il foit environné des plus vaillans guerriers,
J'irai fous mes cyprès accabler fes lauriers.
L'INFANT E.

C'eft générofité, quand pour venger un pere
Notre devoir attaque une tête fi chere:

Mais c'en eft une encor d'un plus illuftre rang,
Quand on donne au public les intérêts du fang.
Non, croi-moi, c'est affez que d'éteindre ta flamme,
Il fera trop puni s'il n'eft plus dans ton ame.
Que le bien du pays t'impofe cette loi ;
Auffi bien que crois-tu que t'accorde le roi ?
CHIMENE.

Il peut me refufer; mais je ne puis me taire.
L'INFANT E.

Penfe bien, ma Chiméne, à ce que tu veux faire,
Adieu. Tu pourras feule y penser à loifir.

CHIMENE.

Après mon pere mort, je n'ai point à choisir.

SCENE

SCENE III.

D. FERNAND, D. DIEGUE, D. ARIAS, D. RODRIGUE, D. SANCHE.

G

D. FERNAND.

Enéreux héritier d'une illuftre famille,

Qui fut toujours la gloire & l'appui de Castille, Race de tant d'ayeux en valeur fignalés,

Que l'effai de la tienne a fi-tôt égalés,
Pour te récompenfer ma force eft trop petite;
Et j'ai moins de pouvoir que tu n'as de mérite.
Le pays délivré d'un fi rude ennemi,

Mon fceptre dans ma main par la tienne affermi,
Et les Mores défaits avant qu'en ces alarmes
J'euffe pû donner ordre à repouffer leurs armes,
Ne font point des exploits qui laiffent à ton roi
Le moyen, ni l'efpoir de s'acquiter vers toi.
Mais les deux rois captifs feront ta récompenfe,
Ils t'ont nommé tous deux leur Cid en ma préfence;
Puifque Cid en leur langue eft autant que feigneur,
Je ne t'envierai pas ce beau titre d'honneur.

Sois déformais le Cid, qu'à ce grand nom tout céde,
Qu'il comble d'épouvante, & Grenade, & Toléde;
Et qu'il marque à tous ceux qui vivent fous mes loix,
Et ce que tu me vaux, & ce que je te dois.

D. RODRIGUE.

Que votre Majefté, Sire, épargne ma honte,
D'un fi foible fervice elle fait trop de compte ;
Et me force à rougir devant un fi grand roi,
De mériter fi peu l'honneur que j'en reçoi.
Je fai trop que je dois au bien de votre empire,
Et le fang qui m'anime, & l'air que je refpire;
Et quand je les perdrai pour un fi digne objet,
Je ferai feulement le devoir d'un sujet.

D. FERNAND.

Tous ceux que ce devoir à mon service engage
Ne s'en acquitent pas avec même courage;
Et lorsque la valeur ne va point dans l'excès,
Elle ne produit point de fi rares fuccès.
Souffre donc qu'on te loue; & de cette victoire
Apprens-moi plus au long la véritable hiftoire.
D. RODRIGU E.

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Sire, vous avez sû qu'en ce danger preffant
Qui jetta dans la ville un effroi fi puiffant,
Une troupe d'amis chez mon pere affemblée
Sollicita mon ame encor toute troublée
Mais, Sire, pardonnez à ma témérité,
Si j'ofai l'employer fans votre autorité ;
Le péril approchoit, leur brigade étoit prête,
Me montrant à la cour je hazardois ma tête,
Et s'il la falloit perdre, il m'étoit bien plus doux
De fortir de la vie en combattant pour vous.
D. FERNAND.
J'excufe ta chaleur à venger ton offense;
Et l'état défendu me parle en ta défense.
Crois que dorénavant Chiméne a beau parler,
Je ne l'écoute plus que pour la confoler.
Mais pourfuis.

D. RODRIGUE.

Sous moi donc cette troupe s'avance, Et porte fur le front une mâle affurance.

Nous partimes cinq cens; mais, par un prompt renfort,
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant à nous voir marcher avec un tel visage
Les plus épouvantés reprenoient de courage.
J'en cache les deux tiers auffi-tôt qu'arrivés
Dans le fond des vaiffeaux qui lors furent trouvés ;
Le refte, dont le nombre augmentoit à toute heure,
Brûlant d'impatience autour de moi demeure,
Se couche contre terre; & fans faire aucun bruit,
Paffe une bonne part d'une fi belle nuit.
Par mon commandement la garde en fait de même,
Et fe tenant cachée aide à mon ftratagême;

Ĕt

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