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Où l'aigle abattoit l'aigle, & de chaque côté
Nos légions s'armoient contre leur liberté ;
Où les meilleurs foldats, & les chefs les plus brave
Mettoient toute leur gloire à devenir efclaves;
Où pour mieux affûrer la honte de leurs fers,
Tous vouloient à leur chaine attacher l'univers ;
Et l'exécrable honneur de lui donner un maître
Faisant aimer à tous l'infame nom de traître,
Romains contre Romains, parens contre parens,
Combattoient feulement pour le choix des tyrans.

J'ajoûte à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable,
Funefte aux gens de bien, aux riches, au fénat;
Et pour tout dire enfin, de leur triumvirat.
Mais je ne trouve point de couleurs affez noires
Pour en représenter les tragiques hiftoires.
Je les peins dans le meurtre à l'envi triomphant,
Rome entiére noyée au fang de ses enfans,
Les uns affaffinés dans les places publiques,
Les autres dans le fein de leurs dieux domestiques,
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par fa femme en fon lit égorgé,
Le fils tout dégoutant du meurtre de fon pere,
Et fa tête à la main demandant fon falaire,
Sans pouvoir exprimer par tant d'horribles traits,
Qu'un crayon imparfait de leur fanglante paix.

Vous dirai je les noms de ces grands personnages
Dont j'ai dépeint les morts, pour aigrir les courages,
De ces fameux profcrits, ces demi-dieux mortels,
Qu'on a facrifiés jufques fur les autels?
Mais pourrois-je vous dire à quelle impatience,
A quels frémiffemens, à quelle violence,

Ces indignes trépas, quoique mal figurés,
Ont porté les efprits de tous nos conjurés ?
Je n'ai point perdu tems; & voyant leur colere
Au point de ne rien craindre, en état de tout faire,
J'ajoûte en peu de mots: Toutes ces cruautés,
La perte de nos biens & de nos libertés,
Le ravage des champs, le pillage des villes,

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Et les profcriptions, & les guerres civiles,
Sønt les degrés fanglans dont Augufte a fait choix
Pour monter fur le trône, & nous donner des loix.
Mais nous pouvons changer un deftin fi funefte,
Puifque de trois tyrans c'est le feul qui nous refte;
Et que, jufte une fois, il s'eft privé d'appui
Perdant, pour régner feul, deux méchans comme lui.
Lui mort, nous n'avons point de vengeur, ni de maître,
Avec la liberté Rome s'en va renaître

Et nous mériterons le nom de vrais Romains
Si le joug qui l'accable eft brife par nos mains.
Prenons l'occafion tandis qu'elle est propice,
Demain au capitole il fait un facrifice,

Qu'il en foit la victime, & faifons en ces lieux
Fuftice à tout le monde à la face des dieux.
Là prefque pour fa fuite il n'a que notre troupe,
C'eft de ma main qu'il prend & l'encens & la coupe;
Et je veux, pour fignal, que cette même main
Lui donne, au lieu d'encens, d'un poignard dans le fein.
Ainfi d'un coup mortel la victime frappée
Fera voir fi je fuis du fang du grand Pompée,
Faites voir après moi fi vous vous fouvenez
Des illuftres ayeux de qui vous étes nés.
A peine ai-je achevé que chacun renouvelle
Par un noble ferment le vœu d'être fidéle,
L'occafion leur plaît; mais chacun veut pour foi
L'honneur du premier coup que j'ai choisi pour
La raifon régle enfin l'ardeur qui les emporte,
Maxime & la moitié s'affûrent de la porte,
L'autre moitié me fuit, & doit l'environner,
Prête au moindre fignal que je voudrai donner.
Voilà, belle Æmilie, à quel point nous en fommes,
Demain, j'attens la haine ou la faveur des hommes,
Le nom de parricide, ou de libérateur,
Céfar celui de prince, ou d'un ufurpateur.
Du fuccès qu'on obtient contre la tyrannie
Dépend, ou notre gloire, ou notre ignominie ;
Et le peuple inégal à l'endroit des tyrans,
S'il les détefte morts, les adore vivans.

moi.

Pour

Pour moi, foit que le ciel me foit dur, ou propice,
Qu'il m'éleve à la gloire, ou me livre au fupplice,
Que Rome fe déclare, ou pour, ou contre nous,
Mourant pour vous fervir, tout me semblera doux.
EMILIE.

Ne crains point de fuccès qui fouille ta mémoire,
Le bon & le mauvais font égaux pour ta gloire ;
Et dans un tel deffein le manque de bonheur
Met en péril ta vie, & non pas ton honneur.
Regarde le malheur de Brute & de Caffie,
La fplendeur de leur nom en est-elle obscurcie ?
Sont-ils morts tous entiers avec leurs grands deffeins ?
Ne les compte-t-on plus pour les derniers Romains ?
Leur mémoire dans Rome eft encor précieuse,
Autant que de Céfar la vie est odieuse :
Si le vainqueur y régne, ils y font regretés ;
Et par les vœux de tous leurs pareils fouhaités.
Va marcher fur leurs pas où l'honneur te convie ;
Mais ne perds pas le foin de conserver ta vie,
Souviens-toi du beau feu dont nous fommes épris,
Qu'auffi-bien que la gloire Æmilie eft ton prix,
Que tu me dois ton cœur, que mes faveurs t'attendent,
Que tes jours me font chers, que les miens en depen-
dent.

Mais quelle occafion méne Evandre vers nous ?

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Et Maxime avec moi! Le fais-tu bien, Evandre ?

EVANDRE.

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E VANDRE.
Polyclete eft encor chez vous à vous attendre,
Et fût venu lui-même avec moi vous chercher,
Si ma dextérité n'eût sû l'en empêcher.
Je vous en donne avis de peur d'une furprise,
Il preffe fort.

EMILIE.

Mander les chefs de l'entreprise !

Tous deux ! En même temps! Vous êtes découverts.

CINNA.

Efpérons mieux, de grace.

EMILI E.

Ah! Cinna, je te perds;
Et les dieux obftinés à nous donner un maître
Parmi tes vrais amis ont mêlé quelque traître.
Il n'en faut point douter, Augufte a tout appris;
Quoi, tous deux ! Et fi-tôt que le conseil eft pris!
CINNA.

Je ne vous puis celer que fon ordre m'étonne;
Mais fouvent il m'appelle auprès de fa perfonne,
Maxime eft comme moi de fes plus confidens,
Et nous nous alarmons peut-être en imprudens.
EMILI E.

Sois moins ingénieux à te tromper toi-même,
Cinna, ne porte point mes maux jusqu'à l'extrême,
Et puifque déformais tu ne peux me venger,
Dérobe au moins ta tête à ce mortel danger,
Fui d'Augufte irrité l'implacable colere ;
Je verfe affez de pleurs pour la mort de mon pere,
N'aigris point ma douleur par un nouveau tourment;
Et ne me réduis point à pleurer mon amant.
CINNA.

Quoi! Sur l'illufion d'une terreur panique
Trahir vos intérêts & la cause publique !
Par cette lâcheté moi-même m'accufer;
Et tout abandonner quand il faut tout ofer!
Que feront nos amis fi vous étes déçûe ?
EMILIE

Mais que deviendras-tu fi l'entreprise eft sûe?

T

TRAGEDIE.

CINNA.

S'il eft pour me trahir des efprits affez bas,
Ma vertu pour le moins ne me trahira pas,
Vous la verrez brillante au bord des précipices
Se couronner de gloire en bravant les fupplices,
Rendre Augufte jaloux du fang qu'il répandra;
Et le faire trembler alors qu'il me perdra.

Je deviendrois fufpect à tarder davantage.
Adieu. Raffermiffez ce généreux courage,
S'il faut fubir le coup d'un destin rigoureux,
Je mourrai tout ensemble heureux, & malheureux,
Heureux, pour vous fervir de perdre ainfi la vie,
Malheureux de mourir fans vous avoir fervie.

EMILI E.

Oui, va, n'écoute plus ma voix qui te retient,
Mon trouble fe diffipe, & ma raison revient,
Pardonne à mon amour cette indigne foibleffe,
Tu voudrois fuir en vain, Cinna, je le confeffe,
Si tout est découvert Augufte a sû pourvoir
A ne te laiffer pas ta fuite en ton pouvoir.
Porte, porte chez lui cette mâle affurance
Digne de notre amour, digne de ta naissance,
Meurs, s'il y faut mourir, en citoyen Romain;
Et par un beau trépas couronne un beau deffein.
Ne crains pas qu'après toi rien ici me retienne,
Ta mort emportera mon ame vers la tienne,
Et mon cœur auffi-tôt percé des mêmes coups . .
CINNA.

T

157

Ah? Souffrez que tout mort je vive encore en vous,
Et du moins, en mourant, permettez que j'efpére
Que vous faurez venger l'amant avec le pere.
Rien n'est pour vous à craindre, aucun de nos amis,
Ne fait ni vos deffeins, ni ce qui m'eft promis;
Et leur parlant tantôt des miféres Romaines
Je leur ai tû la mort qui fait naître nos haines,
De peur que mon ardeur touchant vos intérêts,
D'un fi parfait amour ne trahît les fecrets.
Il n'eft sû que d'Evandre, & de votre Fulvie.

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