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CONSIDÉRÉ COMME

HISTORIEN DE LA PHILOSOPHIE.

Leibnitz ferme l'ère de la révolution cartésienne, et commence le mouvement d'où nous sommes sortis.

L'étendue de ses connaissances, la supériorité de son érudition, et, par-dessus tout, la libéralité d'esprit qu'il devait à son savoir même, le rendaient merveilleusement propre à remplir un pareil rôle. Nourri dans l'étude des principales doctrines anciennes et modernes, il vit bien en effet que la science n'est l'œuvre ni d'un homme, ni d'un jour, mais de l'humanité dans sa longue vie historique à travers les âges,

releva contre le dogmatisme intolérant des Cartésiens l'autorité de la Scholastique et de l'antiquité méconnues. La philosophie, que ceux-ci croyaient néc d'hier, il la retrouvait à toutes les époques, avec le cortége des mêmes principes et des mêmes solutions, de Démocrite à Hobbes, et de Parménide à Spinosa.

Était-ce donc en vain que tant d'illustres penseurs s'étaient dévoués à la recherche de la vérité? Et ne fallait-il pas, au lieu de les renier dédaigneusement, s'aider de leur expérience, et profiter de leurs travaux?

Ainsi Leibnitz était conduit à remettre en honneur, à vingt siècles de distance, ce fécond enseignement de l'histoire dont Aristote avait donné le premier modèle. Deux génies d'une égale portée : celui-ci qui écrit le traité des animaux et crée la métaphysique; celui-là qui la renouvelle, et double les mathématiques avec Newton. L'un qui, dans la logique, élève à la pensée un impérissable monument; l'autre qui fonde la géologie, réforme la jurisprudence, et découvre les lois de la philologie comparée. Tous deux non moins vastes que profonds, résumant le passé, dominant l'avenir, tels enfin qu'ils pouvaient seuls, le premier succéder à Platon, et lesecond à Descartes.

Mais Leibnitz eut-il conscience de la réaction qu'il opérait? Apprécia -t-il toute la valeur du principe qu'il avait invoqué? ou bien n'y eut-il recours que dans l'intérêt et pour les besoins d'une polémique passagère? Les textes que je vais citer, ne laisseront, je l'espère, aucun doute à cet égard, et témoigneront, mieux qu'un commentaire trop souvent infidèle ou partial, de la hauteur et de la fermeté de ses vues. « Je conseillerais aux Cartésiens, dit-il, de se défaire

de l'esprit de secte toujours contraire à l'avancement des sciences, de joindre à la lecture des excellents ouvrages de Descartes celle de quelques autres grands hommes anciens et modernes, de ne pas mépriser l'antiquité où Descartes a pris une bonne partie de ses meilleures pensées, de s'attacher aux expériences et aux démonstrations, au lieu de ces raisonnements généraux qui ne servent qu'à entretenir l'oisiveté et à couvrir l'ignorance, de tâcher de faire quelques pas en avant, de ne se pas contenter d'être de simples paraphrosistes de leur maître, et de ne pas négliger ou mépriser l'anatomie, l'histoire, les langues, la critique, faute d'en connaître l'importance et le prix, de ne se pas imaginer qu'on sait tout ce qu'il faut ou tout ce qu'on peut espérer............ (1).

Ces quelques mots caractérisent nettement la situation, et seraient déjà une apologie suffisante de l'histoire de la philosophie. N'avait-il pas été question un moment de substituer dans les écoles de l'Europe savante l'autorité de Descartes à celle d'Aristote, et de consacrer ses doctrines par le même privilége d'infaillibilité dont l'auteur de l'Organon avait joui pendant le moyen âge (2)? L'esprit de secte avait envahi de

(1) Ed. Dutens, t. II, première partie, p. 243. ments philosophiques, troisième édition, t. II, p. 213.

Cousin, Frag

(2) « Je vois que quantité d'habiles gens croient qu'il faut abolir a

nouveau la philosophie, et menaçait de la perdre encore. Leibnitz le premier dénonça le péril et combattit sans relâche ces funestes tendances; il y revient en mille endroits de ses écrits (1). Par quels travaux, quelles découvertes les Cartésiens se sont-ils distingués? Quelle part ont-ils à réclamer dans le grand mouvement intellectuel de l'époque ? Ils n'ont fait que s'agiter et tourner dans un même cercle depuis Descartes. A quoi donc leur avait servi de si fort exalter l'indépendance et la souveraineté de la raison, pour en abdiquer aussitôt les droits, et répéter servilement la parole d'un maître? Comme si ce maitre lui-même n'avait pas pris dans les antérieurs une bonne partie de ses meilleures pensées. Qu'on ne s'y trompe pas, il avait beaucoup lu, et il était plus familier qu'il ne le veut paraître avec l'étude de l'histoire. Sa doctrine métaphysique des idées et de la

philosophie des écoles, et en substituer une tout autre à la place, et plusieurs veulent que ce soit la cartésienne. »>

Ed. Dutens, t. II, première partie, p. 262. — Cousin, Fragments philosophiques, troisième édition, deuxième volume

(1)Neque aliam magis ob causam fieri arbitror, quòd rarò aliquid novi a meris Cartesianis profertur, non magis quàm a meris Aristotelicis, non ingenii sanè defectu, sed vitio sectæ. Quemadmodùm enim imaginatio unâ melodiâ capta ægrè ad aliam canendam convertitur, et qui tritam alteri viam insistit, rarò in nova incedit, ita qui uni autori insuevère, mancipia sunt doctoris sui quasi usu capta, ægrèque ad aliquid novi et diversi animum attollunt, quùm tamen constet, non aliâ re magis incrementum accepisse scientias, quam varietate itinerum, quæ in veritate investigatâ diversi iniere.

Ed. Dutens, t. V, p. 395; t. VI, première partie, p. 304.

distinction de l'âme et du corps, est toute platonicienne (1). En physique, il a suivi Leucippe et Démocrite, non moins qu'Aristote; les Stoïciens en morale. Son argument de l'existence de Dieu appartient à SaintAnselme, et Jordano Bruno n'est pas le moindre de ses antécédents. Descartes sans doute est un des plus beaux génies qui aient jamais obtenu l'admiration des hommes ; mais, sans lui rien contester de sa gloire, il ne faut pas non plus méconnaître celle des penseurs éminents qui l'ont précédé. Descartes n'a pas tout vu, d'ailleurs (2) s'il a, plus qu'aucun autre, dans les temps modernes, hâté les progrès de la science, il est

(1) Fuit in Cartesio major librorum usus quàm ipse videri volebat. Dogmata ejus metaphysica velut circa ideas à sensibus remotas, et animæ distinctionem à corpore, et fluxam per se materialium rerum fidem, prorsùs Platonica sunt. Argumentum pro existentiâ Dei, ex eo quod ens perfectissimum, vel quo majus intelligi non potest, existentiam includit, fuit Anselmi, et in libro contra insipientem inscripto, inter ejus extat opera, passim que à Scolasticis examinatur. In doctrinâ de continuo, pleno, et loco Aristotelem noster est (secutus, Stoïcosque in morali penitùs expressit :

Floriferis ut apes in saltibus omnia libans.

In explicatione rerum physicarum mecanicà Leucippum et Democritum præeuntes habuit, qui et vortices ipsos jam docuerant. Jordanus Brunus easdem fere de magnitudine universi ideas habuisse dicitur.

Ed. Dutens, t. I, p. 731; t. V, p. 393; t VI, première partie, p. 328. (2) Legamus Cartesium, laudemus etiam, imò admiremur, sed non ideò reliquos negligamus, apud quos multa et magna extant, quæ Cartesius non animadvertit.

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