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PHILOSOPHIE MODERNE.

Leibnitz est dans l'histoire de la philosophie moderne l'adversaire naturel de Descartes; et il est bien peu de questions sur lesquelles il ne l'ait combattu. Peut-être a-t-il apporté dans cette polémique moins de mesure et d'équité que dans l'appréciation des autres doctrines antérieures, mais il ne faut pas oublier que l'école cartésienne avait fini par dégénérer en véritable secte, et qu'elle mettait la science en péril par son respect servile pour l'autorité du maître. C'est ce danger que voulut conjurer Leibnitz, et remontant jusqu'à la source, il s'efforça de montrer, comme il le répète en plusieurs endroits de ses écrits, que la philosophie de Descartes n'est que l'anti-chambre de la vérité, qu'il est difficile de pénétrer bien avant sans avoir passé par là, mais qu'on se prive de la véritable connaissance du fond des choses quand on s'y arrête (1).

(1) Ed. Dutens, t. II, première partie, p. 250. Ed. Dutens, t. V, p. 9. - Ed. Dutens, t. I, p. 731.

D'abord il ne faudrait pas croire que Descartes n'eût aucune connaissance de l'histoire de la philosophie; il était très-savant, et il avait lu beaucoup plus que ses sectateurs ne s'imaginent. Platon, Aristote, saint Anselme lui ont fourni tour à tour des arguments, et il a fort bien su s'approprier les pensées des autres. On ne lui en fait pas un reproche; mais la justice aurait demandé qu'il ne dissimulat pas de pareils emprunts (1). Enfin, s'il est un de ceux qui ont ajouté le plus aux découvertes de leurs prédécesseurs, on ne peut dire ni qu'il ait achevé la science, ni qu'il ait toujours vu le meilleur de celle des anciens. C'est donc étrangement s'abuser que de se contenter de lui seul et de négliger, de mépriser l'érudition, la critique et l'histoire faute d'en connaître l'importance et le prix.

Du reste on peut juger du peu de précision de la plupart des idées de Descartes par l'exposé qu'il a tenté

(1) Denique fuit Cartesius, ut à viris doctis dudùm notatum est, et ex epistolis nimiùm apparet, immodicus contemptor aliorum et famæ cupiditate ab artificiis non abstinens, quæ parùm generosa videri possunt. Atque hæc profectò non dico animo obtrectandi viro, quem mirificè æstimo, sed eo consilio, ut suum cuique tribuatur, nec unus omnium laudem absorbeat; justissimum enim est, ut inventoribus suus honos constet, nec sublatis virtutum præmiis præclara faciendi studium refrigescat...... Præclarè in rem suam vertit aliorum cogitata, quod vellem non dissimulâsset, eaque res ipsi in Sueciâ cum eruditis concertationes peperit.... Ed. Dutens, t. V, p. 394.

d'en faire, sous forme géométrique, dans une de ses réponses aux objections. Il est vrai qu'une pareille forme ne convient guère à la métaphysique, où l'on est privé du secours des nombres et des figures, et qu'il faut y suppléer par la rigueur du raisonnement et les définitions exactes des termes; mais à cause même de cette difficulté presque insurmontable, et que Descartes n'a pas vaincue, les vices inhérents à sa doctrine ne font que se produire avec plus de force et d'évidence (1).

Ainsi, pour ne signaler que les plus graves, il va jusqu'à récuser en doute les vérités les plus manifestes, sur la foi d'une vaine hypothèse; comme si l'esprit humain ne pouvait rien connaître avec certitude qu'à la condition de supposer d'abord l'existence de Dieu. A ce compte, la vérité cesse bientôt d'être absolue ; elle dépend de la seule volonté divine, qui aura décrété par exemple que la somme des trois angles d'un triangle doit être égale à deux droits, et l'on concède à Dieu cet absurde privilége de pouvoir produire des absurdités, de pouvoir faire que deux propositions contradictoires soient vraies en même temps (2).

(1) Ed. Dutens, t. I, p. 515.

(2) Ed. Dutens, t. V, p. 393;

Essai sur la Théodicée, t. II,

troisième partie, p. 314; Ed. Dutens, t. VI, première partie, p. 319; - Ed. Dutens, t. IV, première partie, p. 8.

Descartes est tombé dans une autre erreur en rejetant la recherche des causes finales, qui doit être cependant un des principaux objets de la philosophie. Si Dieu est l'auteur des choses, et s'il est souverainement sage, on ne saurait assez bien raisonner de la structure de l'univers sans y faire entrer les vues de sa sagesse; comme on ne peut bien comprendre la disposition d'un bâtiment qu'à la condition d'entrer dans les vues de l'architecte qui l'a construit. Leibnitz rappelle à ce sujet le passage du Phédon, où Socrate reproche à Anaxagore, qui avait reconnu un principe intelligent en dehors de la matière, de n'avoir pas employé ce principe dans le cours de ses œuvres, et de s'être contenté de la figure et du mouvement pour rendre raison des phénomènes du monde extérieur. Le procédé de Descartes est analogue; il en laisse même entrevoir la raison dans un endroit de ses principes, où, voulant s'excuser de ce qu'il semble avoir attribué arbitrairement à la matière certaines figures, il dit qu'il a eu le droit de le faire, parce que la matière prend successivement toutes les formes possibles, et qu'ainsi il faut qu'elle soit enfin venue à celle qu'il a supposée. Mais si tout possible est vrai, s'il n'y a point de fiction, quelque absurde et indigne qu'elle soit qui n'arrive en quelque temps ou en quelque lieu de l'univers, il s'en suit qu'il n'y a ni choix, ni providence, que ce qui n'arrive point est impossible, et que ce qui arrive est nécessaire, comme nous l'avons déjà vu chez Abélard,

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comme Hobbes et Spinosa l'ont plus expressément professé. Aussi peut-on dire que Spinosa n'a fait que cultiver certaines semences de la philosophie de Descartes (1). Et il ne sert de rien de s'excuser en alléguant qu'il y a de la témérité à vouloir sonder les fins et les vues de la divine providence, car il y en a plus encore à la nier, en rejetant ce qui peut seul l'établir.

On est done en droit de retourner contre Descartes ses propres raisons, et de lui reprocher d'avoir négligé des arguments plus populaires, comme ceux qui se tirent de l'ordre, de la beauté et de l'harmonie du monde, pour s'attacher aux seuls arguments métaphysiques(2). Encore sa démonstration principale, empruntée à saint Anselme, n'a-t-elle pas toute la rigueur

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(1) Ed. Dutens, t. II, première partie, p. 251; Ed. Dutens, t. VI, première partie, p. 319;- Ed. Dutens, t. II, première partie, p. 247.

(1) ... Argumentum dudùm inter scolasticos celebre, et à Cartesio renovatum, pro existentiâ Dei, quod ita se habet : Quidquid ex alicujus rei ideâ, sive definitione sequitur, id de re potest prædicari. Existentia ex Dei (sive entis perfectissimi, vel quo majus cogitari non po test) ideâ sequitur. (Ens enim perfectissimum involvit omnes perfectiones, in quarum numero est existentia.) Ergo existentia de Deo potest prædicari. Verùm sciendum est, indè hoc tantùm confici, si Deus est possibilis, sequitur quòd existat; nam definitionibus non possumus tutò uti ad concludendum, antequàm sciamus esse reales, aut nullam involvere contradictionem. Cujus ratio est, quia de notionibus contradictionem involventibus simul possent concludi opposita, quod absurdum est.

Ed. Dutens, t. II, première partie 16.

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