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l'image. Rien n'a donc de signification et de vie que par les idées qui sont à la fois le principe de l'idéal et du réel.

Mais, si belle et si riche en développements que soit cette doctrine, Platon, pour avoir admis l'existence d'une matière coéternelle à Dieu, est tombé, comme presque tous les anciens, dans de grandes erreurs; car il a fait du mal un principe nécessaire, indépendant, et jusqu'à un certain point égal à Dieu luimême (1). Or, ce n'est pas dans la matière, mais dans la région des vérités éternelles, qu'il faut chercher la source des choses. Platon cependant n'était peut-être pas si éloigné de la vraie solution, lorsqu'il soutenait dans le Timée que le monde tire son origine de l'entendement et de la nécessité. Du moins peut-on y trouver un bon sens. En effet, que Dieu soit l'entendement; et la nécessité, c'est-à-dire la nature essentielle des choses, l'objet de l'entendement divin; tout devra s'y trouver, et la forme primitive du bien et l'origine du mal, avec cette différence que le bien seul a sa cause efficiente en Dieu, tandis que le mal ne l'a point, parce qu'il consiste dans la privation, c'est-à-dire dans ce que la cause efficiente ne fait pas (2).

(1) « Ceux qui ont cru un chaos avant que Dieu y mît la main, y ont cherché la source du déréglement. C'était une opinion que Platon avait mise dans son Timée. »>

Essai sur la Théodicée, t. II, troisième partie, p. 412.
(2) Essai sur la Théodicée, t. I, première partie, p. 94.

C'est ainsi que Leibnitz, au lieu de triompher des erreurs et des contradictions qui se rencontrent à chaque pas dans l'histoire, s'attache toujours à expliquer les opinions des philosophes, à les interpréter dans le sens le plus favorable et le plus juste. Il sait tenir compte de l'influence des temps et des lieux où elles se sont produites; et par cette critique loyale, en honorant les autres il s'honore lui-même.

On sait quelle vive controverse avait soulevée la question de l'origine des idées. L'âme contient-elle originairement les principes de plusieurs notions et doctrines, que les objets extérieurs ne font que réveiller en nous? Ou bien tout en elle est-il le produit de l'expérience, et doit-on la comparer à une table rase? Leibnitz agrandit encore le débat en montrant que ce problème n'est pas né d'hier, qu'il n'a pas été agité sculement un jour entre Locke et les Cartésiens, mais qu'il a partagé autrefois Aristote et Platon, qu'à toutes les époques il a tourmenté les plus grands génies. Or, c'est Platon qui, sous l'hypothèse allégorique de la réminiscence, a le premier mis au jour la théorie de l'innéité des idées, en faveur de laquelle Leibnitz se prononce (1). Et en effet, si l'âme ne trouvait en elle

(1) Raspe, avant-propos, p. 4.

« Longe ergo præferendæ sunt Platonis notitiæ innatæ, quas reminiscentiæ nomine velavit, tabulæ rasæ Aristotelis et Lockii aliorumque recentiorum qui etwτeplxws philosophantur.

Ed. Dutens, t. II, première partie, p. 223.

même la série de tous ses développements ultérieurs, les objets du dehors la solliciteraient vainement à l'action. Si elle ne possédait intimement, et dans le fond de son être, la connaissance virtuelle de ses propres idées, il lui serait impossible d'en acquérir aucune; car les idées nécessaires ne se tirent pas de l'observation, elles ne sont pas le résultat d'expériences successives, comparées, généralisées au moyen de l'induction, et contrôlées de nouveau par les faits; elles subsistent par elles-mêmes et se prouvent à priori. Il faut donc corriger l'axiome prétendu de l'école sensualiste: « Nihil est in intellectu quod non priùs fuerit in sensu,» avec cette réserve : « Nisi intellectus ipse; » c'est-à-dire que l'entendement ne peut rien recevoir qu'il ne contienne déjà en puissance, et c'est ce que Platon avait admirablement compris, lorsqu'il remarque que certaines idées nous sont si essentielles, si familières, que nous ne pouvons dire à quel moment, ni par quel moyen nous les avons connues. Il semble que nous les ayons toujours possédées; et comme leur présence actuelle dans notre âme est inexplicable par le seul fait de nos rapports avec les objets environnants, il reste à supposer que nous les tenons d'un autre monde dans lequel nous aurions antérieurement vécu, et que nous nous en souvenons dans celui-ci à la vue des êtres et des choses qui nous en représentent grossièrement l'image. Et il ne suffit pas, pour réfuter Platon, de dire que la mémoire ne nous retrace rien de ce premier

état, car combien d'idées nous reviennentaujourd'hui que nous ne nous souvenons pas d'avoir autrefois connues (1)! Ce n'est pas qu'il faille prendre cette hypothèse au pied de la lettre, comme l'ont voulu quelques Platoniciens. Il est assez évident en effet qu'on ne rẻsout pas la difficulté, mais qu'on l'ajourne seulement, en admettant la préexistence des âmes, puisqu'il faudra toujours que les idées aient été innées dans ce monde antérieur. La théorie platonicienne des idées est donc vraie, et il n'y a qu'à la dégager de ses envelopes symboliques pour l'accepter tout entière.

S'il ne faut pas juger de Platon par les chimères des postérieurs, il ne faut pas non plus, dit Leibnitz, juger d'Aristote par les scolastiques (2). Je n'ai pas besoin de rappeler avec quel dédain les réformateurs avaient traité la philosophie d'Aristote; Bacon et Descartes avaient proscrit sa Logique comme un vain attirail de formes surannées; et sa Physique, condamnée par les découvertes de la science moderne, avait entraîné dans sa chute le reste du système Leibnitz le premier. protesta contre cette injuste sentence qui vouait à l'oubli

(1) Ed. Dutens, t. II, première partie, p. 219.
(2) Ed. Dutens, t. IV, première partie, p. 100.

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Raspe, Nouveaux

<«< Nam scholasticos ejus sensum mirè depravasse cognitum.»> Ed. Dutens, t. IV, première partie, p. 9. Essais, p. 308.

le nom d'Aristote; il se chargea de le réhabiliter, de le justifier contre le zèle inintelligent de l'école, et le mépris aveugle des contemporains. C'est ainsi qu'il commence par remettre en honneur la méthode syllogistique, cette méthode de démonstration rigoureuse, infaillible, qu'il songeait à compléter lui-même par une logique des probabilités (1). Il fait plus; en empruntant jusqu'aux termes mêmes créés par Aristote, et notamment celui d'Entéléchie, qui joue un si grand rôle dans la Métaphysique, il indique les étroits rapports qui lient les deux doctrines l'une à l'autre.

Toutes les sciences, suivant Aristote, peuvent se ramener à quatre principales ; la Métaphysique ou Théologie qui traite de l'essence et de la cause souveraine, ou Dieu; la Morale, qui traite de la fin des ètres, ou du bien; les Mathématiques qui considèrent la forme et la figure sous la notion de l'étendue abstraite, géométrique; et la Physique enfin qui a pour objet la matière, et le mouvement, c'est-à-dire les êtres concrets. Le mouvement toutefois ne peut s'expliquer par les seules propriétés de la matière, et s'il devient l'objet de la physique, ce n'est qu'à la condition d'être réalisé, de se manifester au dehors

(1) Essai sur la Théodicée, t. I, p. 27.-Raspe, Nouveaux Essais, p. 434.- Ed. Dutens, t. II, première partie, p. 371; t. IV, troisième partie, p. 264.

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