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XXI..

Du Prince en protection.

C'est ce qui a fait dire à Dumoulin, que la Justice, quoíqu'unie à une Terre en franc-Alleu, eft toujours féodale & jamais allodiale, parce que le Roi ne peut céder le Domaine direct fur la Juftice, & qu'il ne peut pas non plus céder en tout ni pour la moindre partie, le dernier reffort ou le dernier dégré d'appel (a).

Yvetot me fournira l'exemple de la feconde fignification du mot franc-alleu. Tout le monde fçait qu'il y a en France, dans le pays de Caux, une Terre qui porte le titre de Royaume d'Yvetot (b), mais ce n'eft qu'un franc-Alleu noble qui a ufurpé ce titre éclatant. Moins heureux que le Seigneur de Bois-belle, le Roi d'Yvetot eft foumis au dernier reffort, on appelle de fes Juges au Parlement de Rouen, & il fait foi & hommage au Roi. Ainfi, c'est un vrai Sujet. Le droit de protection eft très-ancien. Il a été en usage en Egypte & en Theffalie, en Afie & chez les Grecs. C'est de ceux-ci que les Romains l'empruntérent ( c ).

Romulus, poliçant fa Colonie naiffante, & voulant que des intérêts mutuels uniffent le Peuple à la Nobleffe & aux riches Citoyens, établit un ordre de perfonnes qu'on appella Patrons. C'étoient de riches & de nobles Citoyens qui tinrent comme un rang mitoyen entre les Sénateurs & le Peuple. Les Patrons se chargérent de foutenir & de protéger chacun un certain nombre de familles dur plus bas peuple, de les aider de leur crédit & de leurs biens, & de les affranchir de l'oppreffion des

(a) Et fic quantumcumque fit unita (Jurifdictio) caftro vel latifundio allodiali, tamen feudalis eft, & in feudo recognofcenda à Rege, qui non potuit dominium directum nec jus fupremarum appellationum Jurifdictionis fuæ in totum vel in minimâ parte abdicare vel appropriare. Dumoulin fur l'art. 46. de l'ancienne Coutume de Paris qui eft le 68. de la nouvelle, N. 3.

(b) Voyez le iraité du Droit des Gens Chap. dernier, Sett. 8. de la conceffion des titres & de l'érection des Souverainetés & des Royaumes. Yvetot eft entré dans la Maifon d'Albon, par le mariage de Françoife-Julie de Crevant avec Camille d'Albon, Marquis de St. Forgeux. Le Comte d'Albon, Lieutenant de Roi de la Province de Forêt, ne prend dans fes titres que la qualité de Prince d'Yvetot (c) Dion. Halic. lib. 2; Varro y de re rustica, L. I

Grands. Les Patrons devoient dreffer les Contrats de leurs Cliens, démêler leurs affaires embrouillées, & les garantir des rufes de la chicane. De leur part, les Cliens étoient obligés de contribuer tous ensemble à la dot des filles de leurs Patrons, de payer leur rançon, fi eux ou leurs fils étoient pris en guerre (avant le tems où la République défendit de racheter les prifonniers) & d'acquitter leurs dettes gratuitement, lorfque leurs Patrons ne le pouvoient faire eux-mêmes. Par une conféquence néceffaire de ces devoirs réciproques, le Patron & le Client ne pouvoient former aucune accufation l'un contre l'autre. Si, de l'une ou de l'au tre part, on étoit convaincu d'avoir violé ces obligations mutuelles, on étoit regardé comme un traître qui méritoit les plus fevères chatimens. Ce fut fans doute ce qui engagea Romulus à ordonner, par une Loi que nous avons encore, que fi un Patron étoit convaincu d'avoir trahi fon Client, il feroit regardé comme indigne de vivre, & on pourroit le tuer impunément comme une victime dévouée aux Dieux infernaux. En vertu de cette Loi du Fondateur de Rome, lorsqu'un Patron avoit fait le perfonnage de délateur contre fon Client, il devenoit ce qu'on appelle homo facer, c'eft-à-dire un homme profcrit & qu'on pouvoit tuer fans crainte d'encourir l'indignation des Dieux, ni d'être expofé aux poursuites de la Juftice. Il y a apparence qu'une autre Loi, dont les Auteurs ne nous ont pas même tranfmis le fens, établissoit la même peine contre le Client qui auroit voulu nuire à fon Patron: car comme Romulus avoit mis entre les Patrons & les Cliens le même lien que la nature a mife entre un pere & un fils, le Client qui trahiffoit fon Patron ou qui attentoit à sa vie, devoit fubir les mêmes peines qu'un fils qui auroit trompé fon pere ou qui l'auroit tué.

Comme, fous les Empereurs, le peuple n'eut plus de part ni aux élections des Magiftrats, ni aux affaires d'Etat, ni aux jugemens réfervés aux Empereurs & aux Magistrats, les titres de Patron & de Client furent dépouillés des obligations qui y avoient été attachées. Le nom de Client demeura seulement à ceux qui accompagnoient dans la ville les perfonnes riches & puiffantes pour groffir leur cortège; & on leur donnoit une petite piéce de monnoye ou une portion de vivres qu'on nommoit la Sportule, & qu'on leur diftribuoit à la porte des perfonnes qu'ils avoient accompagnées, lefquelles on appelloit Patrons, à cause de ce falaire qu'ils payoient.

Dans le cours de plus de fix fiécles, tandis que le Patronat fubfifta, on ne vit naître ni jaloufie ne diffenfions entre les Patrons & les Cliens. On retrancha fimplement du Patronat, tel que l'avoit inftitué Romulus, la coutume qui obligeoit les Cliens d'employer leurs biens au service de leurs Patrons; il parut aux Romains qu'il étoit indigne d'eux de vendre leur protection.

Les habitans de Rome ne furent pas les feuls qui s'attachérent à des Patrons; les colonies & les autres villes alliées ou conquifes en eurent dans la fuite à Rome. Les Grands de cette Ville célébre prenoient fous leur protection certai nes Villes particulieres. La maifon de Marcellus avoit fous fa protection, la Ville de Siracuse (a); & la maison des Antoines, Bologne la Graffe (b). Ufage bien étonnant & bien dangereux dans un Etat & fur-tout dans une République !

Des Souverains même fe mirent anciennement fous la protection d'autres Souverains. Les Etoliens furent fous la protection des Romains, & ils s'obligérent de contribuer,

a) Tit. Liv. III. Decad. lib. VI.

b) Varron, Plutarque, & Denis d'Halicarnasse,

de leurs forces, à conferver l'Empire & la majesté du peuple Romain; de tenir fes ennemis pour les leurs, & de leur faire la guerre. (a) Les Livres font pleins de pareils exemples d'Etats foibles qui fe font mis fous la protection d'Etats plus puiffans.

C'est à l'exemple des Romains que, dans la Religion Catholique, chaque Ordre de Religieux a un Cardinal Protecteur à Rome, & que par une diftraction finguliere de la part des Puiffances, chaque Etat y a un Cardinal Protecteur de ses Eglifes (b).

Parmi nous, la vraie & fimple protection est une grace par laquelle un Souverain puissant en met fous fa fauvegarde un autre moins puiffant. Il le reçoit comme dans un azile contre l'oppreffion de fes ennemis, il eft fon appui & prend fa défense gratuitement, en conféquence de l'obligation qu'il a contractée par ferment, ou en vertu de quelque Traité. Le Prince protégé demeure maître de fes places, rendant la justice à fes peuples, & exerçant toutes les autres fonctions de la Souveraineté, avec une indépendance abfolue. Tout cela fuppofé, le Prince protégé demeure fouverain, & sa Souveraineté eft parfaite, quoique de fon côté il se soit obligé de favoriser en tout ce qui dépendra de lui la Puiffance protectrice, & qu'il lui ait déféré certaines marques d'honneur & de respect qui ne prennent rien effentiellement fur l'indépendance du protégé. Il faut ranger ces fortes d'engagemens dans la classe des alliances inégales. Les Loix Romaines (c) & tous Au

(a) Imperium majeftatemque populi Romani gens Ætalorum confervato. Sine dolo malo hoftes eofdem habento quos populus Romanus, armaque in eos ferto. Sigonius, de antiquo jure Italia, C. in fine.

(b) Voyez le Traité du Droit des Gens, Chap. I. Sect. V. au Sommaire : Les Cardinaux Protecteurs des Eglifes à Rome ne font pas Miniftres publics.

(c) Liber populus eft is qui nullius alterius populi poteftati eft fubjectus, five is federatus eft, item five æquo foedere in amicitiam venit, five foedere comprehenfum eft, ut is populus alterius populi majeftatem comiter confervaret, hoc enim

teurs (a) qui ont traité avec fuccès des matiéres de Gouvernement, difent, & difent avec raison, que les alliances inégales ne diminuent pas la Souveraineté des alliés.

Ces fortes de traités inégaux ne fçauroient être faits avec trop de circonfpection. Si les petits Souverains ne fe réservent, fans aucune forte d'équivoque, tous les droits de Souveraineté, les Grands Monarques faififfent les moindres prétextes pour se les affujettir. Par exemple, le mot de commandement de la part du Prince fupérieur, fuppofe nécessairement l'obéiffance de l'inférieur; & ce terme d'obéiffance eft plus que fuffifant pour fonder une prétention dans les mains d'un Prince qui eft en état de la faire valoir. Rien ne paroît en effet plus incompatible dans une même perfonne que la qualité de Souverain & la promeffe d'obéir à un Potentat.

Si le Prince protégé remet fes places en la puiffance du Monarque, fous la protection duquel il fe met, il est véritablement son sujet, quoiqu'il se réserve fa Souveraineté dans les termes les plus exprès. Il ne fçauroit plus régner qu'au gré du Potentat qui eft maître de ses places. C'est précisément la fituation où se trouve le Prince de Monaco qui a remis à la France la feule place qu'il ait dans fon petit Etat. Il s'eft réservé les droits de la fouveraineté à Monaco, mais il a voué obéiffance & fidélité au Roi Très-Chrétien : fon fort est déformais dépendant de ce Monarque, & il ne pourroit fans crime prendre les armes pour les ennemis de la France. Ainfi, le Prince de Monaco a renoncé à l'un des droits effentiels de la Souveraineté, c'eft le droit de faire la guerre & la paix ; & en renonçant à ce droit éminent, il s'eft privé

adjicitur, ut intelligatur alterum populum fuperiorem effe, non ut intelligatur alterum non effe liberum. Lege non dubito 7. §. 1. ff. de captiv. & poftlim. reyerf.

(a) Bodin, Repub. L. 1. Ch. 7. de ceux qui font en protection; Loyfeau, des Seigneuries Souveraines, C. 2. N. 43. & 44; Grotius, de Jure Belli & Pacis, lib. 1. Puffendorff, de Jure naturali & gentium ; & autres.

du feul

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