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nos chênes, qui, lorsqu'ils ne poussent plus par en haut, poussent par en bas, et qui gagnent en racines ce qu'ils perdent en feuilles. Vous vivrez jusqu'au jour du jugement dernier.

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Oh! garçon, me dit-il, j'ai été bien malade, tu n'as donc pas su cela?

- Non, quand?

- Il y a trois ans et demi,

Qu'avez-vous donc eu?

- J'ai eu mal aux dents.

C'est votre faute, pourquoi avez-vous des dents à votre âge?

Ce jour-là, pauvre père Cartier!-je veux parler du jour de notre partie, ce jour-là, pour me servir d'un terme de

-

joueur, je lui arrachai une fameuse dent.

Nous jouâmes cinq heures de suite, et, toujours doublant, je lui gagnai six cents petits verres d'absinthe.

Nous y serions encore, et jugez quel océan d'absinthe Cartier me devrait, si Auguste ne fût venu le chercher.

Auguste était un des fils de Cartier; son père le craignait beaucoup; il mit un doigt sur sa bouche pour me recommander le silence. Je fus généreux comme Alexandre à l'endroit de la famille de Porus.

Je laissai Cartier libre, sans lui demander de gage.

Seulement, nous fimes nos comptes, Gondon et moi.

Réduits en argent, les six cents petits verres d'absinthe produisaient un total de dix-huit cents sous, c'est-à-dire quatre-vingt-dix francs.

Je pouvais prendre douze fois la voiture de Paris, conducteur payé.

Ma mère avait bien raison de dire:

Enfant, Dieu est avec toi.

Ma mère était fort inquiète quand je rentrai; elle savait de quelle folie j'étais capable, quand je m'étais chaussé une idée dans la tête. Ca fut donc avec une certaine inquiètude qu'elle me demanda d'où je venais.

D'ordinaire, quand je venais de chez Camberlin, je faisais

certaines façons avant de le lui avouer. Ma pauvre mère, devinant d'avance quelles passions devaient, un jour, bouillir dans ma tête, ma pauvre mère avait peur que le jeu ne fût une de ces passions-là.

Sur quelques autres points, elle devinait juste; mais sur celui-là, du moins, elle se trompait complétement.

Je lui contai donc ce qui venait d'arriver: comment les Piranèses avaient rapporté leurs cinquante francs, et comment M. Cartier s'était chargé du voyage.

Mais ces bénédictions du ciel portaient leur tristesse avec elles, car c'était notre séparation.

J'avais beau lui dire que cette séparation ne serait que momentanée, et qu'aussitôt que j'aurais une place de quinze cents francs, elle quitterait à son tour Villers-Cotterets, et viendrait me rejoindre; une place de quinze cents francs, c'était, aux yeux de ma mère, un eldorado fort difficile à découvrir.

LXX

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Comment j'obtiens une recommandation auprès du général Foy. M. Danré de Vouty décide ma mère à me laisser partir pour Paris.Mes adieux. Laffitte et Perregaux.-Les trois choses que maître Mennesson m'invite à ne point oublier. Conseils de l'abbé Grégoire et dissertation avec lui.-Je quitte Villers-Cotterets.

Un matin, je dis à ma mère :

-

As-tu quelque chose à faire dire à M. Danré? Je vais à

Vouty.

Que vas-tu faire chez M. Danré?

- Lui demander une lettre pour le général Foy.

Ma mère leva les yeux au ciel; elle se demandait d'où me venaient toutes ces pensées qui concouraient à un mème but. M. Danré était cet ancien ami de mon père, qui, ayant eu la main gauche mutilée à la chasse, s'était fait conduire chez nous. Là, on se le rappelle, l'ablation du pouce lui avait été

très-habilement faite par le docteur Lécosse, et, comme ma mère avait eu les plus grands soins de lui pendant toute la durée de la maladie produite par cet accident, il nous portait dans son cœur, ma mère, ma sœur et moi.

C'était donc toujours avec un grand plaisir qu'il me voyait arriver, soit comme messager de maître Mennesson, son no.. taire, quand j'étais chez maître Mennesson, soit pour mon propre compte.

Cette fois, c'était pour mon propre compte.

Je lui exposai le motif de ma visite.

Lorsque le général Foy s'était mis sur les rangs pour la députation, les électeurs ne voulaient pas le nommer; mais M. Danré avait soutenu sa candidature, et, grâce à l'influence de M. Danré dans le département, le général Foy avait été élu. On sait l'ascendant que l'illustre patriote avait pris à la Chambre.

Le général Foy n'était pas un orateur éloquent; c'était bien mieux que cela : c'était un cœur ardent, prêt à se mouvoir au souffle de toutes les nobles passions. Pas une haute question n'a passé devant lui, pendant tout le temps qu'il est resté à la Chambre, qu'il n'ait soutenu cette question, si elle était honorable, qu'il ne l'ait combattue, si elle était douteuse; il avait, à la tribune, des mots terribles, des ripostes de duel, des coups droits, presque toujours mortels à ses adversaires. Au reste, comme tous les hommes de cœur, il usa sa vie à cette lutte, la plus incessante et la plus acharnée de toutes: elle le tua en l'immortalisant.

Le général Foy, en 1823, était à l'apogée de la popularité, et, de ce faîte où il était parvenu, il donnait de temps en temps à M. Danré des signes de vie, lesquels prouvaient à l'humble fermier, qui, comme Philoctète, avait fait des souverains, mais n'avait pas voulu l'être, qu'il lui avait gardé une vive et reconnaissante amitié.

M. Danré ne répugna donc aucunement à me donner la lettre que je lui demandais : elle était des plus pressantes.

Puis, la lettre écrite, signée, cachetée, M. Danré s'informa de mes ressources pécuniaires. Je les lui mis sous les yeux,

ainsi que les moyens ingénieux à l'aide desquels j'étais arrivé à ce résultat.

Ma foi, 'dit-il, j'avais bien envie de t'offrir ma bourse; mais, en vérité, ce serait gâter l'ensemble de tes opérations. On n'arrive pas où tu es pour échouer; tu dois réussir avec tes cinquante francs, et je ne veux pas t'ôter le mérite de tout devoir à toi seul. Va donc en paix et avec courage! Si tu as absolument besoin de mes services, écris-moi de Paris.

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Ainsi vous avez bon espoir? dis-je à M. Danrê.

- Excellent!

Venez-vous jeudi à Villers-Cotterets?

Le jeudi était le jour du marché.

-Oui; pourquoi cela?

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Parce que je vous prierais, en ce cas, de faire partager cet espoir à ma mère; elle a une grande croyance en vous, et, comme chacun s'acharne à lui dire que je ne ferai jamais rien...

- Le fait est que tu n'as pas fait grand'chose, jusqu'à présent!

Parce qu'on a voulu me pousser dans une voie qui n'était pas la mienne, cher monsieur Danré; mais vous verrez que, lorsqu'on me laissera faire librement ce à quoi je suis destiné, vous verrez que je deviendrai un grand travailleur.

- Prends garde! je m'y engagerai en ton nom vis-à-vis de ta mère.

Vous le pouvez, je vous en réponds!

Le surlendemain, comme il était convenu, M. Danrẻ vint à Villers-Cotterets, et vit ma mère. Je guettai son entrée; je laissai engager la conversation, et j'entrai à mon tour.

Ma mère pleurait, mais paraissait décidée.

En m'apercevant, elle me tendit la main.

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Tu es donc résolu à me quitter? dit-elle.

Il le faut, ma mère; d'ailleurs, sois tranquille, si nous nous quittons cette fois-ci, ce ne sera pas pour longtemps. Oui, parce que tu échoueras, et que tu reviendras à Villers-Cotterets.

- Non, ma mère, non; mais parce que je réussirai au contraire, et que tu viendras à Paris.

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- Et quand veux-tu partir?

- Écoute, bonne mère, quand une grande résolution est prise, le plus tôt qu'on l'accomplit est le mieux... Demande à M. Danré.

– Oui, demande à Lazarille. Je ne sais pas ce que tu as fait à M. Danré, mais le fait est...

Parce que M. Danré est un esprit juste, ma mère, qu'il sait que chaque chose, pour acquérir de la valeur, doit se mouvoir dans le milieu qui lui est destiné. Je ferais un mauvais notaire, un mauvais avoué, un mauvais huissier; je ferais un exécrable percepteur! Tu sais bien que trois maîtres d'école se sont usés à me faire aller au delà de la multiplication, et n'ont pas pu y réussir. Eh bien, je crois que je ferai quelque chose de mieux.

- Quoi, malheureux?

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· Ma mère, je te jure que je n'en sais rien; mais tu sais ce que nous a prédit cette diseuse de bonne aventure que tu interrogeais sur moi?

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Elle a dit, repris-je, elle a dit : « Je ne puis pas vous dire ce que sera votre fils, madame; seulement, je le vois, à travers des nuages et des éclairs, comme un voyageur qui traverse de hautes montagnes, arriver à une position où peu d'hommes arrivent. Je ne dirai pas qu'il commande aux peuples, mais je vois qu'il leur parle; votre fils appartient, sans que je puisse rien indiquer de précis sur sa destinée, à cette classe d'hommes que nous appelons les DOMINATEURS. Alors, mon fils sera roi, dit en riant ma mère. Non pas, mais quelque chose de pareil, quelque chose de plus enviable peut-être : tous les rois n'ont pas une couronné sur la tête, et un sceptre à la main. Tant mieux! dit ma mère; je n'ai jamais envié le sort de madame Bonaparte. » J'avais cinq ans, monsieur Danré, j'étais là quand on tira cet horoscope sur moi; eh bien, je veux donner raison à la bohémienne. Vous savez que les

III.

6.

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