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Adolphe dormait à lui seul comme dormaient les Sept Dormants.

Mais, eussé-je eu affaire à Épimenides, je l'eusse éveillé. Adolphe se frottait les yeux, et ne voulait pas me reconnaître.

- Allons, lui dis-je, c'est moi, c'est bien moi; réveillez-vous, habillez-vous, et allons chez Talma.

Chez Talma! quoi faire? Auriez-vous, par hasard, une tragédie à lui lire?

-Non, mais j'ai des billets à lui demander.

- Que joue-t-il done?

Je tombai de mon haut. Adolphe, habitant Paris, ignorait ce que jouait Talma!

Mais à quoi pensait-il, le malheureux?

Ce n'était pas étonnant qu'il n'eût pas encore placé mon Pèlerinage à Ermenonville, et fait jouer nos pièces!

Adolphe se leva et s'habilla. À onze heures, nous sonnions à la maison de la rue de la Tour-des-Dames.

Mademoiselle Mars, mademoiselle Duchesnois et Talma y demeuraient porte à porte.

Talma était à sa toilette; mais Adolphe était un familier de la maison: on l'introduisit.

J'étais de la suite d'Adolphe, comme Hernani de celle de Charles-Quint; j'entrai tout naturellement derrière Adolphe. Talma avait la vue très-courte; je ne sais pas s'il me vit ou s'il ne me vit pas.

Il se lavait la poitrine; il avait la tête à peu près rasée; ce qui me préoccupa beaucoup, attendu que j'avais dix fois entendu dire que, dans Hamlet, à l'apparition du spectre paternel, on voyait les cheveux de Talma se dresser sur sa tête.

Il faut le dire, l'aspect de Talma, dans ces conditions, était assez peu poétique.

Cependant, quand il se redressa, quand, le torse nu, le bas du corps enveloppé d'une espèce de grand manteau de laine blanche, il prit un des pans de ce manteau qu'il tira sur son épaule et dont il se voila à moitié la poitrine, il y eut dans ce mouvement quelque chose d'impérial qui me fit tressaillir.

De Leuven lui exposa notre demande. Talma prit une espèce de stylet antique, au bout duquel était une plume, et nous signa un billet de deux places.

C'était un billet de sociétaire.

Outre le billet de service qu'ils recevaient les jours où ils jouaient, les sociétaires avaient le droit de signer tous les jours deux places.

Alors, Adolphe lui dit qui j'étais.

A cette époque, j'étais le fils du général Alexandre Dumas, c'était tout; mais, enfin, c'était déjà quelque chose.

D'ailleurs, Talma se rappelait avoir rencontré mon père chez Saint-Georges.

Il me tendit la main.

J'avais grande envie de la lui baiser. Avec mes idées de théâtre, Talma était un dieu pour moi, dieu inconnu, c'est vrai, inconnu comme Jupiter l'était à Sémélé, mais dieu qui m'apparaissait le matin, et qui allait se révéler le soir.

Nos deux mains se touchèrent.

O Talma! si tu eusses eu vingt ans de moins, ou que j'eusse eu vingt ans de plus!

Tout l'honneur fut pour moi, Talma! moi, je savais le passé; toi, tu ne pouvais pas deviner l'avenir.

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Si on t'avait dit, Talma, que la main que tu venais de toucher écrirait soixante ou quatre-vingts drames dans chacun desquels toi qui cherchas des rôles toute ta vie tu eusses trouvé un rôle dont tu eusses tait une merveille, n'est-ce pas que tu n'eusses point laissé partir ainsi le pauvre jeune homme tout rougissant de t'avoir vu, tout fier de t'avoir touché la main?

Mais comment eusses-tu vu en moi, Talma, puisque je n'y voyais pas moi-même?

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La première entrée de Talma.

· Comment Talma n'a-t-il pas fait d'élève? —Sylla et la censure. La loge de Talma. - Une course de fiacre, après minuit. — Retour à Crépy. – M. Lefèvre m'explique comme quoi une mécanique, pour bien marcher, a besoin de tous ses rouages. Je lui donne ma démission de troisième clerc.

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Je revins chez de Leuven serrant mon billet dans ma poche. Avec la possibilité de m'en procurer un autre, je ne l'eusse pas donné pour cinq cents francs!

D'ailleurs, j'étais tout fier d'aller au Théâtre-Français avec un billet signé Talma.

Nous déjeunâmes.

De Leuven faisait de grandes difficultés pour venir au spectacle: il avait un rendez-vous avec Scribe, un rendez-vous avec Théaulon, un rendez-vous avec je ne sais plus quelle autre célébrité encore, dans la soirée.

Son père haussa les épaules, et de Leuven n'objecta plus rien. Il fut convenu que nous irions ensemble aux Français; seulement, comme je voulais voir le Musée, le Jardin des Plantes et le Luxembourg, il me donna rendez-vous à sept heures au café du Roi.

Le café du Roi faisait le coin de la rue de Richelieu et de la rue Saint-Honoré.

Nous aurons à en parler longuement plus tard.

Après le déjeuner, je pris ma course en commençant par le Musće. A six heures, j'avais accompli à pied la tournée du provincial c'est-à-dire qu'entré dans les Tuileries par la grille de la rue de la Paix, j'avais passé sous la voûte, visité le Musée, suivi les quais, fait le tour extérieur et intérieur de Notre-Dame, fait grimper Martin à son arbre, et, avec mon

titre d'étranger, qu'un aveugle ou un malintentionné pouvait seul me contester, j'avais forcé la porte du Luxembourg.

A six heures, je rentrai à l'hôtel, où je retrouvai Paillet. Nous dinàmes fort bien, ma foi! Notre hôte était un homme de conscience, et il nous donna en potage, en filet aux olives, en rosbif et en pommes de terre à la maître d'hôtel, la valeur de deux lièvres et de quatre perdrix que nous absorbions sous d'autres formes.

J'insistai inutilement pour faire venir Paillet aux Français avec nous; Paillet était un ancien second clerc parisien, il avait des amis, ou même encore peut-être des amies d'autrefois à revoir; il refusa l'offre, si pressante qu'elle fût, et je partis pour le café du Roi, ne comprenant pas qu'on eût quelque chose de plus pressé à faire que de voir Talma, et, si on l'avait vu, que de le revoir.

J'arrivai au rendez-vous quelques instants avant Adolphe. Paillet avait prévu que j'aurais peut-être à faire quelque dépense indispensable: il avait généreusement tiré trois francs de la bourse commune, et me les avait donnés.

C'étaient vingt francs cinquante centimes qui restaient à la

masse.

J'entrai au café du Roi, je m'assis à une table; je calculai ce qui pourrait me coûter de moins cher à prendre ; je pensai que ce serait un petit verre, et, comme, pour avoir le droit d'attendre, il fallait, à moins d'être un habitué de l'établissement, demander quelque chose, je demandai un verre d'eaude-vie.

Or, jamais je n'ai pu boire une goutte de cette abominable liqueur; seulement, forcé de demander, je n'étais pas forcé de boire.

A peine étais-je assis, que je vis un des habitués et je jugeai que c'était un habitué, attendu que je ne vis absolument rien sur la table devant laquelle il était assis lui-même,

se lever et venir à moi. Je jetai un cri d'étonnement et de joie c'était Lafarge.

Mais Lafarge ayant fait un pas de plus encore vers la misère;

Lafarge avec une redingote luisante aux coudes, un pantalon luisant aux genoux.

dit-il.

Ah çà! mais je ne me trompe pas, c'est bien vous? me

- C'est parfaitement moi. Asseyez-vous donc là.

- Volontiers. Demandez un second petit verre.

Pour vous?

- Oui.

Prenez le mien, mon cher. Je ne bois jamais d'eau-de-vie. - Pourquoi donc en avoir demandé, alors?

Mais parce que je ne voulais pas attendre Adolphe ic sans demander quelque chose.

Adolphe va venir?

Oui. Nous allons ensemble voir Sylla.

Comment! vous allez voir cette ordure-là?

- Une ordure, Sylla? Mais c'est un énorme succès! Oui, succès de perruque.

Succès de perruque? répétai-je sans comprendre.

Sans doute! Otez à Sylla la mèche de Napoléon, et la pièce n'allait pas jusqu'à la fin.

- Mais il me semble cependant que M. de Jouy est un grand poëte.

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Pour la province, c'est possible, mon cher; mais, ici, nous sommes à Paris, et nous voyons la chose autrement.

Si ce n'est pas un grand poëte, c'est au moins un homme d'infiniment d'esprit.

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Oui, peut-être avait-il de l'esprit sous l'Empire; mais, vous comprenez, mon cher, l'esprit de 1809 n'est pas l'esprit de 1822.

- Je croyais cependant que l'Ermite de la Chaussée-d'Antin avait été fait sous la Restauration.

Oui, certainement; mais vous vous figurez donc que l'Ermite de la Chaussée-d'Antin était de M. de Jouy? - Sans doute, puisque c'est signé de lui.

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