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On m'avait raconté l'histoire d'un lièvre à trois pattes, espèce d'animal enchanté que tous les chasseurs avaient vu, que tous les chasseurs connaissaient, que tous les chasseurs avaient tiré; mais, après chaque coup de fusil, le drôle secouait ses oreilles, et n'en courait que mieux.

Ce lièvre était d'autant plus connu, je dirai presque d'autant plus populaire, qu'il était, à peu près, le seul sur tout le territoire.

Nous n'avions pas fait, le 1er septembre, un quart de lieue hors de la maison, qu'un lièvre me part. Je le mets en joue, je tire, il roule.

Mon chien me le rapporte : c'était le lièvre à trois pattes!

Les chasseurs de Dreux se réunirent pour me donner un grand diner.

La mort de ce lièvre fantastique, et quelques coups doubles sur des perdrix rouges, me firent dans le département d'Eure-et-Loir une réputation qui dure encore aujourd'hui.

Cependant, tous ces honneurs rendus, quoiqu'ils touchassent à l'apothéose, ne purent me faire rester au delà du 15 septembre.

Les lettres d'Adèle étaient devenues de plus en plus rares. Enfin elles avaient cessé tout à fait.

Le 15 septembre, je partis.

Par où? comment? Passai-je par Paris? Je ne me souviens pas plus du retour que du départ.

Je me retrouve à Villers-Cotterets, en face de ces mots qui saluent mon arrivée :

- Tu sais qu'Adèle Dalvin se marie?

-Non, je ne le savais pas, mais je m'en doutais, répon dis-je.

Oh! que les élégies de Parny sur l'inconstance d'Éléonore; que les complaintes de Bertin sur l'infidélité d'Eucharis; oh! que tout cela, mon Dieu! me parut fade, quand j'essayai de le relire avec une véritable blessure dans le cœur!

Hélas! pauvre Adèle! ce n'était pas un mariage d'amour qu'elle faisait : clle épousait un homme qui avait plus du

double de son âge; il avait vécu longtemps en Espagne, et en

avait rapporté une petite fortune.

Adèle faisait un mariage de raison.

La nuit même de mon retour, je résolus de revoir Adèle.
On sait de quelle façon j'entrais.

Je fis, comme d'habitude, glisser le pêne de la serrure, j'ouvris la porte, je retrouvai Muphti, qui me fit une telle fête, qu'il faillit me dénoncer par sa joie; puis, le cœur bondissant comme jamais il n'avait bondi, j'escaladai le mur, et franchis les deux haies.

Je faillis me trouver mal en me revoyant dans le jardin. Je m'appuyai contre un arbre, et je repris ma respiration. Puis je m'acheminai vers le pavillon.

Mais, à mesure que je m'approchais, et que je pouvais distinguer dans l'obscurité, je sentais mon cœur se serrer.

Les contrevents, au lieu d'être fermés, étaient tout grands ouverts; la fenêtre, au lieu d'être close, était entr'ouverte. Je vins m'appuyer à l'appui de la croisée : tout était sombre à l'intérieur.

Je poussai les deux battants, j'enjambai l'appui.

La chambre était solitaire.

J'étendis les mains du côté du lit; le lit était vide.

Il était évident qu'Adèle avait deviné que je viendrais, qu'elle avait déserté la chambre, en me laissant la facilité d'y pénétrer, pour que son intention me fût bien manifeste. Oh! oui, je devinai... je compris tout.

A quoi bon nous revoir, puisque c'était fini entre nous? Je m'assis sur le lit, et je vous remerciai, mon Dieu! de nous avoir donné les larmes, nous ayant imposé la douleur.

Le mariage était fixé à quinze jours de là.

Pendant ces quinze jours, je restai à peu près enfermé à la maison. Le dimanche seulement, j'allai dans le parc, mais au jeu de paume. J'aimais beaucoup ce jeu, comme tous les jeux d'adresse; j'y avais acquis une certaine supériorité; j'étais, en outre, d'une grande force musculaire, de sorte que je tirais. dans toute la longueur du jeu, et parfois même au delà de ses limites; cette force me rendait l'effroi des tierceurs. Ce jour

là, où j'avais besoin de combattre par une grande fatigne physique les émotions de mon cœur, je me livrai à cet exercice avec une espèce de frénésie.

Une balle, renvoyée par moi à hauteur d'homme, atteignit un des joueurs, et le renversa; c'était le fils du brigadier de gendarmerie: on le nommait Savard.

Nous courûmes à lui; par bonheur, la balle avait porté sur le haut de l'épaule, un peu au-dessus du biceps, à l'endroit où la chemise se fronce.

Six pouces plus haut, je l'atteignais à la tempe, et je le tuais roide.

Je jetai ma raquette, et je renonçai à la paume; jamais je n'y ai joué depuis.

Je revins à la maison, et je cherchai une distraction en travaillant.

Mais j'essayai vainement de me mettre à la besogne; on travaille avec le cœur et l'esprit combinés : Adolphe avait emporté mon esprit; Adèle était en train de briser mon cœur.

Le jour du mariage approchait; ce jour-là, je ne voulus pas rester à Villers-Cotterets. J'arrangeai une partie de pipée avec un vieux camarade à moi, un des compagnons de ma jeunesse, un peu délaissé, depuis que de la Ponce et Adolphe àvaient pris place, non-seulement dans mes affections, mais encore dans ma vie.

C'était un bourrelier nommé Arpin.

Dès le soir, nous allâmes préparer notre arbre; c'était dans un charmant taillis, à un quart de lieue à peu près de ce joli village d'Haramont, dont j'ai tenté, dans Ange Pitou et dans Conscience l'innocent, de faire un lieu célèbre.

Au pied de cet arbre, dont nous taillâmes toutes les branches pour faire entrer nos gluaux, nous construisîmes une hutte en branchages, et nous couvrimes les branchages de fougères.

Le lendemain, avant le jour, nous étions à notre poste; le soleil, en se levant, éclaira notre arbre tendu, et trouva la chasse commencée.

Étrange chose! cette chasse à laquelle, plus jeune, j'avais

írouvé tant de plaisir, que souvent je passais sans sommeil la nuit qui la précédait, cette chasse n'avait plus la puissance de distraire mon cœur de l'angoisse qui le serrait.

O douleur, sublime mystère dans l'accomplissement duquel l'homme s'élève et l'âme grandit! douleur, sans laquelle il n'y aurait pas de poésie, car la poésie est faite presque toujours d'une part de joie, d'une part d'espérance et de deux parts de douleur! douleur, qui seule laisses ta trace dans la vie; sillon mouillé de larmes, où pousse la Prière, c'est-à-dire la mère de ees trois nobles filles, de ces trois sœurs célestes qu'on appelle la Foi, l'Espérance et la Charité! sois bénie par le poëte, ô douleur!

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Nous avions emporté du pain et du vin; nous avions déjeuné et dîné; la chasse était abondante, et donnait que c'eût été tout plaisir dans un autre moment. On était arrivé à la fin de la journée, à l'heure où le merle siffle, où le rouge-gorge chante, où les premières ombres descendent avec le silence dans l'intérieur des bois, quand tout à coup je fus tiré de ma rêverie, si l'on peut appeler rêverie ce chaos informe d'une pensée sur laquelle la lumière n'a pas été faite, — quand je fus tiré de ma rêverie par le son aigu d'un violon, et par de joyeux éclats de rire. Violon et éclats de rire s'approchaient, et je commençai bientôt à entrevoir sous les arbres un ménétrier et une noce venant d'Haramont, et allant à Villers-Cotterets; tout cela suivait un petit chemin de traverse, et devait passer à vingt pas de moi : jeunes filles à robe blanche, jeunes gens à habit bleu ou noir, avec de gros bouquets et de longs rubans!

Je mis la tête hors de notre hutte, et je poussai un cri.

Cette noce, c'était la noce d'Adèle! La jeune fille au voile blanc et au bouquet d'oranger qui marchait la première, donnant le bras à son mari, c'était elle!

Sa tante demeurait à Haramont. Après la messe, on était allé déjeuner chez la tante; on avait pris, le matin, par la grande route; on revenait, le soir, par le chemin de traverse.

Ce chemin de traverse, je l'ai dit, aboutissait à vingt pas de notre butte.

Ce que j'avais fui venait me chercher!

Adèle ne me vit pas; elle ne sut pas qu'elle passait près de moi elle était appuyée à l'épaule de celui à qui elle appartenait maintenant devant les hommes et devant Dieu; et lui, le bras passé autour de sa taille, la tenait enlacée.

Je suivis longtemps des yeux cette file de robes blanches qui, dans l'ombre naissante, semblait une procession de fantômes.

Puis, quand elle eut disparu, je soupirai.

Mon premier rêve venait de s'évanouir, ma première illusion venait de s'éteindre!

LXV

Je quitte Villers-Cotterets pour être deuxième ou troisième clerc å Maître Lefèvre. · Son caractère.

Crépy.
Cotterets.

- Mes voyages à Villers- Le Pèlerinage à Ermenonville. - Athénaïs.- Nouveaux envois à Adolphe.-Désir immodéré de faire un voyage à Paris. · Comment ce désir s'accomplit. - Voyage. Hôtel des Vieux-Augustins. Adolphe. Sylla. - Talma.

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Pendant mon absence, on était venu m'offrir une place de deuxième ou troisième clerc, je ne sais plus bien, chez M. Lefèvre, notaire à Crépy.

Cette place était bien avantageuse: on était nourri et logé. Ainsi, ma nourriture était devenue une telle charge pour ma pauvre mère, qu'elle consentait, pour la seconde fois, à se séparer de moi afin d'économiser cette nourriture.

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On me fit mon petit paquet pas beaucoup plus gros que celui d'un Savoyard qui quitte les montagnes et je partis. II y avait trois lieues et demie de Villers-Cotterets à Crépy. Je fis le chemin à pied, et j'arrivai un beau soir chez M. Lefèvre

M. Lefèvre était, à cette époque, un assez bel homme, de trente-quatre à trente-cinq ans, très-brun de cheveux, trèspâle de visage, très-usé de corps. On reconnaissait en lui

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