Page images
PDF
EPUB

Juliette et à l'Othello de Shakspeare; mais nous avouons que, nous qui aimons la nature dans toute sa virilité, qui trouvons que plus l'homme est fort, plus il est beau, nous préférons les drames étalons aux drames hongres, et, sous ce rapport, qu'il soit question de petits garçons ou de tragédies, nous tenons tout perfectionnement pour un sacrilége.

Cependant, rendons à Ducis la part de justice qui lui est due. Il a conduit à Sophocle par une route pauvre, à Shakspeare par un chemin étroit; mais, au moins, a-t il laissé sur la route ces poteaux indicateurs que Voltaire enlevait avec tant de soin. Quand, du mouchoir de Desdémone, Voltaire fait un voile pour Zaïre, il démarque avec grand soin le linge qu'il a pris.

Ce n'est plus une imitation, c'est un vol.

A cette époque, Ducis avait fait représenter, dans la période de 1769 à 1795, Hamlet, OEdipe chez Admète, le Roi Lear, Macbeth, Othello et Abufar.

Voilà où en était le Théâtre-Français; voilà où en était la littérature française, en l'an de grâce 1802, Napoléon Bonaparte étant premier consul, et Cambacérès et Lebrun étant consuls adjoints.

LXXXVI

Ce que Bonaparte a tenté pour faire éclore des poëtes. Luce de Lancival. Baour-Lormian. - Lebrun-Pindare. Lucien Bonaparte auteur. Débuts de mademoiselle Georges. Geoffroy.-Le prince Zappia.-Hermione à Saint-Cloud.

Critique de l'abbé

Un mot de cette petite cour de Bonaparte. Nous faisons des mémoires, cette fois, et non un roman. Il en résulte que nous nous reposons de la fable par la vérité, du plan par le caprice, de l'intrigue par le vagabondage.

Ah! si un homme nous eût laissé sur le xvie, le xvije et le XVIIIe siècle, ce que j'essaye de faire pour le XIX, combien j'eusse béni cet homme, et que de rudes travaux il m'eût épargnés!

III.

17.

Un mot done, sur Bonaparte et sa petite cour.

--

On avait fait grand bruit, nous ne dirons pas, comme on disait autrefois à Paris et à Versailles, il n'y avait plus de Versailles en 1802, — mais à Paris et à la Malmaison, des débuts de mademoiselle Georges.

Le premier consul et sa famille s'occupaient beaucoup de littérature, à cette époque.

En fait de poëtes, Bonaparte aimait Corneille et Ossian, les deux extrémités de l'art: Corneille la suprême logique, Ossian la suprême imagination.

Aussi, parmi les poëtes qui figuraient sur le catalogue de sa bibliothèque égyptienne, Corneille et Ossian occupaient-ils la première place.

Cette prédilection pour le barde écossais était si connue, que Bourrienne, en formant cette bibliothèque, devina plutôt qu'il ne lut.

Bonaparte avait écrit Océan.

Ce ne fut pas la faute de Bonaparte si les poëtes lui manquèrent, quoiqu'il proscrivit trois des premiers de son époque : Chateaubriand, madame de Staël et Lemercier.

Bonaparte demandait des poëtes à son grand maître de l'Université, comme il demandait des soldats à son ministre de la guerre. Par malheur, il était plus facile à M. le duc de Feltre de trouver trois cent mille conscrits, qu'à M. de Fontanes de trouver douze poëtes. Aussi, Napoléon fut-il forcé de s'accrocher à tout ce qu'il trouva, à Lebrun, à Luce de Lancival, à Baour-Lormian : tout cela eut des places et des pensions, comme si c'eût été de vrais poëtes, - plus des compliments.

Vous avez fait une belle tragédie, disait Napoléon à Luce de Lancival, à propos d'Hector; je la ferai jouer dans un camp.

Et, le soir de la représentation, il envoyait un brevet de six mille francs de pension à Luce de Lancival, en ordonnant, « vu le besoin d'argent qu'ont toujours les poëtes, » qu'on lui payât une année d'avance.

Lisez Hector, et vous verrez qu'Hector ne vaut pas les six mille francs une fois payés.

En outre, il plaçait chez Cambacérès le neveu de Luce de Lancival, Harel, dont il faisait un sous-préfet en 1815.

Baour-Lormian, lui aussi, eut une pension de six mille livres, témoin la spirituelle plainte qu'il porta aux Bourbons sur les persécutions de l'usurpateur, qui avait poussé le despotisme « jusqu'à le flétrir d'une pension de deux mille écus, » qu'il n'avait pas osé refuser, ajoutait-il, avouant sa faiblesse. Un jour, c'était au moment des bruits de guerre de 1809, une ode commençant par cette strophe tomba entre les mains de Napoléon :

« Suspends ici ton vol... D'où viens-tu, Renommée ?

Qu'annoncent tes cent voix à l'Europe alarmée ?...

Guerre! -Et quels ennemis veulent être vaincus ?
Russe, Allemand, Suédois déjà lèvent la lance;

Ils menacent la France!

- Reprends ton vol, déesse, et dis qu'ils ne sont plus ! »

[merged small][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors]

déjà.

De qui sont ces vers? demanda-t-il.

De M. Lebrun, sire.

A-t-il déjà une pension?

Oui, sire.

[ocr errors]

Ajoutez une seconde pension de cent louis à celle qu'il

Et on ajouta cent louis à la pension que touchait déjà Lebrun, qu'on appelle Lebrun-Pindare, parce qu'il a fait dix mille vers dans le genre de ceux-ci :

La colline qui vers le pôle
Domine d'antiques marais (1),
Occupe les enfants d'Éole (2)
A broyer les dons de Cérès (3);

(1) Montmartre. (2) Le vent,

(3) Le blé.

Vanvres, qu'habite Galatée (1),
Du nectar d'Io, d'Amalthee,
Épaissit les flots écumeux (2);
Et Sèvres, de sa pure argile,
Nous pétrit l'albâtre fragile'

Où Moka nous verse ses feux (3).

Seulement, il arriva une chose qu'on n'avait pas prévue : c'est qu'il existait un autre poëte qui s'appelait, non pas Lebrun-Pindare, mais Pierre Lebrun.

C'était à Pierre Lebrun qu'appartenait l'ode, et non à Lebrun-Pindare.

Il en résulta que Lebrun-Pindare toucha fort longtemps la pension gagnée par Pierre Lebrun.

Vous voyez bien que Napoléon faisait tout ce qu'il pouvait pour trouver des poëtes, et que ce n'était pas sa faute s'il n'en trouvait point.

Quand, en 1811, Casimir Delavigne publie sa première œuvre, un dithyrambe au roi de Rome, commençant par ce vers:

Destin, qui m'as promis l'empire de la terre!

Napoléon flaire le poëte, et, quoique les vers sentent le collége, il fait donner à l'auteur le prix académique et une place dans les droits réunis.

Talma est une poésie vivante. Aussi, dès 1792, il est lié avec Talma. Où passe-t-il ses soirées? Dans les coulisses du Théatre-Français; et plus d'une fois, en montrant celui qui, vingt ans après, devait dater de Moscou le fameux décret sur les comédiens, plus d'une fois le semainier demanda à Talma : Quel est ce jeune officier?

(1) Galatée ayant été nymphe, Vanvres, qu'habite Galatée, signifie : Vanvres, où il y a des bergers.

(2) Fait du beurre et du fromage.

(3) Façon poétique de dire qu'il y a une manufacture de porcelaines à Sèvres.

amis.

Napoléon Bonaparte.

Son nom n'est pas porté sur le livre des entrées.

Ne faites pas attention, il est avec moi; c'est un de mes

Ah! s'il est avec vous, c'est autre chose...

Plus tard, Talma, à son tour, eut ses entrées aux Tuileries, et plus d'un ambassadeur, plus d'un prince, plus d'un roi, demanda à l'empereur :

[ocr errors][merged small][ocr errors][merged small]

Il est vrai qu'en voyant la facilité de Talma à draper sa toge, Napoléon s'était dit :

Cet homme-là pourra m'apprendre, un jour, à porter le manteau impérial.

Ce n'était pas le tout d'avoir un premier consul aimant Corneille et Ossian; ce premier consul avait des frères qui essayaient de devenir poëtes.

Ils n'y arrivaient pas; mais, enfin, ils essayaient. Il faut tenir compte aux gens de l'intention,

Lucien faisait des poëmes. Ce farouche républicain, qui refusa des royaumes, et qui finit par se laisser faire prince romain, et prince de quoi? je vous le demande! prince de Petit-Chien (Canino); Lucien faisait des poëmes; il nous reste de lui, ou plutôt il ne nous reste pas un poëme intitulé Charlemagne.

Quant à Louis, il avait un autre tic: il faisait des vers blancs, trouvant cela plus commode que de faire des vers rimés. Il a travesti de cette façon l'Avare de Molière.

Joséphine, la coquette créole, avec sa grâce nonchalante et son flexible esprit, se pliait à tout, laissant faire tout le monde autour d'elle, comme Hamlet, et, comme Hamlet, applaudissant tout le monde.

Talma était un des familiers de cette petite cour bourgeoise. Il y avait parlé de la débutante mademoiselle Georges; il avait dit sa beauté, les espérances qu'elle donnait. Lucien s'en était monté la tête, et, en véritable saint Jean précurseur, il était

« PreviousContinue »