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vue très-courte; d'ailleurs, il n'aimait pas beaucoup les hommes noirs, comme on les appelait à cette époque.

Le prêtre, qu'il avait presque coudoyé, se retourne.

- Voyez-vous ce jacobin, dit-il, qui me coudoie, et qui ne me salue pas?

Monsieur, lui répondit M. Arnault, ne soyons pas plus exigeant que l'Évangile : Hors de l'Église, pas de salut!

Je m'aperçois que, dans tout cela, j'ai oublié madame Arnault, qui pouvait avoir quarante ans lorsque je lui fus présenté, et qui, à cet âge, était encore une charmante femme, petite, brune, ronde, jolie, pleine de grâces et d'esprit.

Madame Arnault fut parfaitement bonne pour moi pendant cinq ans, puis cela changea.

Peut-être aussi fut-ce ma faute; on en jugera à l'occasion.

LXXXI

Frédéric Soulié, son caractère, son talent. - Choix de morceaux d'ensemble, d'entrée et de sortie.-Transformation du vaudeville. - Le - Gymnase et M. Scribe.-La Folle de Waterloo.

Le soir, Adolphe m'emmena chez Frédéric Soulié.

Frédéric Soulié réunissait quelques amis pour fêter son refus du Gymnase; car Frédéric Soulié regardait cette réception à correction comme un refus.

Je reviendrai souvent à Soulié; j'en parlerai beaucoup; c'est une des plus puissantes organisations littéraires de l'époque, c'est un des tempéraments les plus vigoureux que j'aie connus.

Il est mort jeune ! Il est mort, non-seulement dans la force de son talent, mais encore avant d'avoir produit l'œuvre irréprochable et complète qu'il eût certainement produite, un jour ou l'autre, si la mort ne se fût pas tant hâtée.

Soulié avait quelque chose d'emmêlé et d'obscur dans le cerveau; sa pensée était, comme le monde, éclairée d'un côté seujement; l'antipode de ce côté illuminé par le soleil était impitoyablement plongé dans les ténèbres.

Soulié ne savait commencer ni un drame ni un roman. Son exposition se faisait au hasard: tantôt au premier, tantôt au dernier acte, si c'était un drame; tantôt au premier, tantôt au dernier volume, si c'était un roman.

Presque toujours, cette exposition, timidement abordée, se débrouillait péniblement. On eût dit que, pareil à ces oiseaux de nuit qui ont besoin des ténèbres pour jouir de toutes leurs facultés, Soulié n'était à son aise que dans une demi-obscurité.

C'était, avec lui, l'objet de mon éternelle querelle. Comme il avait des qualités d'imagination et de puissance que personne n'avait, une fois l'action engagée, je l'invitais éternellement à jeter le plus de jour possible sur le commencement de son action.

Sois clair jusqu'à la limpidité, lui disais-je toujours. Dieu n'est grand que parce qu'il a fait la lumière; sans la lumière, le monde n'eût pas su apprécier la sublime grandeur de la création.

Soulié avait, à l'époque où je l'ai connu, vingt-six ans : c'était un vigoureux jeune homme, de taille moyenne, mais admirablement prise; il avait le front proéminent; les cheveux, les sourcils et la barbe noirs; le nez bien fait, et les yeux à fleur de tête; les lèvres grosses, les dents blanches.

Il riait facilement, quoiqu'il n'ait jamais eu le rire jeune. Ce qui le vieillissait, c'était un frissonnement strident et ironique. Il était naturellement railleur, et l'ironie était chez lui une arme admirablement emmanchée dans le sarcasme.

Il avait essayé un peu de tout, et il lui était resté un peu de tout ce qu'il avait essayé. Après avoir reçu une excellente éducation provinciale, il avait été faire son droit à Rennes, je crois. De là, cette admirable peinture de la vie d'étudiant qu'il a faite dans la Confession générale.

Il avait passé ses examens de droit, et avait été reçu avocat; mais il éprouvait une certaine répugnance pour le barreau. Aussi, plutôt que d'exercer cette profession toute libérale, il eût préféré un travail industriel.

Cette répugnance devait le conduire, en 1824 ou 1825, à se mettre à la tête d'une grande entreprise de scierie mécanique.

En attendant, Soulié, il signait alors Soulié de Lavelanet, en attendant, Soulié vivait d'une petite rente que lui faisait son père : cent louis, autant que je puis me le rappeler; il deneurait rue de Provence, à l'entre-sol, dans un appartement plein de coquetterie qui nous paraissait un palais. Il y avait surtout, luxe inouï! dans cet appartement, un piano sur lequel Soulié jouait deux ou trois airs.

Il était à la fois fort libéral et fort aristocrate, deux choses qui, à cette époque, marchaient souvent de compagnie : témoin Carrel, que nous avons déjà vu apparaître, à propos de l'affaire de Béfort, et que nous verrons reparaître, lors de l'amnistie accordée par Charles X, à son avénement au trône.

Soulié était brave, sans être querelleur; seulement, il avait à la fois la susceptibilité de l'étudiant et du Méridional; il tirait passablement l'épée, et bien le pistolet.

Je fus d'abord pour Soulié, et la chose était toute naturelle, un enfant sans valeur et sans importance. Mes débuts l'étonnèrent, le blessèrent presque. Quand nous en serons là, je montrerai Soulié tel qu'il était : jaloux, presque envieux, mais brisant, par la puissante volonté de son cœur droit et honnête, toutes les mauvaises tendances de son esprit. C'était en lui une lutte continuelle du bon et du mauvais principe, et, cependant, pas une seule fois peut-être le mauvais principe ne l'emporta.

Bien souvent, il essaya de me haïr, sans jamais pouvoir en venir à bout; bien souvent, il entreprit, en commençant par dire du mal de moi, une conversation qu'il acheva en en disant du bien.

Et, en effet, je fus l'homme qui le gêna le plus dans sa carrière au théâtre, au journal, en librairie, il me trouva partout sur son chemin, lui faisant partout un tort involontaire mais réel; et, malgré cela, j'étais si sûr de Soulié, si sûr de son cœur, de sa suprême probité, que, si j'eusse eu un service à demander, c'est à Soulié que j'eusse demandé ce service, à lui, plutôt qu'à tout autre, et lui, plutôt que tout autre, me l'eût rendu.

Soulié s'était, d'abord, tourné vers la poésie. C'était à la

poésie, je crois, qu'il comptait demander ses triomphes. Sa première pièce au théâtre fut une imitation de Roméo et Juliette, de Shakspeare. Je n'ai jamais senti d'émotion pareille à celle que j'éprouvai à la première représentation de cette pièce.

Nous fûmes souvent des mois, une année sans nous voir; mais, lorsque le hasard nous jetait en face l'un de l'autre, du plus loin que nous nous apercevions, nous marchions l'un à l'autre le cœur et les bras ouverts. Peut-être, avant de m'apercevoir, Soulié eût-il autant aimé ne pas me rencontrer;, peut-être, si on lui eût dit : » Dumas vient de ce côté, » eût-il fait un détour; mais, du moment où il m'avait vu, le courant électrique dominait sa volonté, et il était à moi corps et âme, comme si jamais une pensée jalouse n'eût traversé son esprit.

Il n'en était point de même pour Hugo ni pour Lamartine : il ne les aimait pas, et rarement parlait-il de leur talent d'une façon impartiale.

Je suis convaincu que ce sont les Odes et Ballades de l'un, et les Méditations de l'autre qui conduisirent Frédéric Soulié à écrire en prose.

Oh! sois tranquille, ami de ma jeunesse, compagnon de mes premiers travaux sérieux, je te peindrai bien tel que tu étais; je ferai, non pas un buste de toi, mais une statue; je t'isolerai, je te placerai sur le piédestal de tes œuvres, pour que tous ceux qui ne t'ont pas connu puissent faire le tour de ta puissante ressemblance; car tu es de ces hommes que l'on peut étudier sous toutes les faces, et qui n'ont point à craindre, vivants ou morts, d'être placés en pleine lumière.

Les amitiés de Soulié, à cette époque, étaient, en littérature, Jules Lefèvre et Latouche, - Latouche, avec lequel il se Drouilla si cruellement depuis, à propos de Christine; - dans la vie privée, c'était un grand et gros garçon, nommé David; il était, à cette époque, et doit être encore aujourd'hui agent de change. Je ne crois pas qu'il ait fait un seul ami à Soulié; mais je crois qu'en échange, il lui a fait pas mal d'ennemis.

Soulié nous attendait chez lui avec une douzaine d'amis, du

thé, des gâteaux, et des sandwichs. C'était un si grand luxe, que j'en fus un peu ébloui.

Soulié sentait ce qu'il renfermait en lui, et cela le rendait fort méprisant pour la littérature secondaire. Tout en essayant de braconner sur leurs terres, en attendant qu'il fît mieux, i! traitait du haut de sa grandeur certaines réputations contemporaines dont, moi, j'enviais fort la position. Il se proposait, disait-il, de publier, pour la prochaine année 1824, un almanach intitulé le Parfait Vaudevilliste, où l'on trouverait des couplets de vieux soldats et de jeunes colonels tout faits.

Parmi les couplets de vieux soldats était au premier rang, et comme modèle à suivre, ce couplet, que chantait Gontier dans Michel et Christine, couplet qu'on applaudissait tous les soirs avec acharnement :

Sans murmurer,
Votre douleur amère,

Frapp'rait mes yeux, plutôt tout endurer!
Moi, j'y suis fait, c'est mon sort ordinaire;
Un vieux soldat sait souffrir et se taire,
Sans murmurer!

Il y avait aussi, à cette époque, dans les pièces en cours de représentation, un certain nombre de chœurs applicables à des circonstances données, et qui devaient trouver leur place dans le Parfait Vaudevilliste. Malheureusement, je ne les copiai point chez Soulié à cette époque. Trois ou quatre mois avant sa mort, je le priai de me communiquer sa collection : il l'avait perdue.

En échange, il m'envoyait cinq ou six de ces chœurs qu'il trouvait dans sa mémoire; seulement, il ne pouvait me dire précisément de quelle époque ils étaient; ce qu'il pouvait m'affirmer, c'est qu'ils existaient, non pas, comme on aurait pu le croire à l'état de bâtards ou d'enfants trouvés, mais à l'état de fils légitimes et reconnus; et, pour preuve, il me les faisait passer avec le nom de leurs pères.

Ces chœurs étaient, bien entendu, la propriété exclusive

III.

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