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dames Lafarge, Dupré, Dupuis, tenaient conciliabule. Je fus reçu à bras ouverts, fêté par tout le monde.

On n'avait jamais douté de moi; on avait bien dit, toujours, que je deviendrais quelque chose; on était heureux d'avoir fait à ma pauvre mère une prédiction qui s'était réalisée.

C'étaient, sauf madame Darcourt, notez bien ceci, celles qui avaient prédit à ma mère la paresse éternelle de son bienaimé fils.

Mais le sort est aussi un roi, le plus inexorable, le plus puissant de tous; il n'est donc pas étonnant que le destin ait ses courtisans.

De la journée, nous ne pûmes nous trouver seuls.

Je profitai de cet encombrement à la maison pour faire quelques petits adieux particuliers à ma bonne Louise, qui m'eût consolé du mariage d'Adèle, si j'avais pu être consolé, et que j'eusse bien certainement tout à fait consolée du départ de Chollet, si je ne fusse point parti moi-même.

Le soir, nous nous trouvâmes, enfin, un peu seuls, ma mère et moi. Ce fut alors que nous causâmes de nos petites affaires. Je voulais que ma mère vendît tout ce qui nous était inutile, et vint tout de suite s'installer avec moi à Paris.

Vingt ans de malheurs avaient mis du doute dans le cœur de ma mère. A son avis, c'était par trop se hâter que d'agir ainsi. Puis ces douze cents francs que je croyais une fortune étaient une bien petite somme pour vivre à Paris. D'ailleurs, je ne les tenais pas encore. Le surnumérariat n'est qu'un temps d'essai; si, au bout d'un mois, de deux mois, on allait reconnaître que je ne convenais pas à la place; et si M. Oudard, mon chef de bureau, me faisant asseoir comme Auguste avait fait à Cinna, comme M. Lefèvre avait fait à moi, me demandait, comme M. Lefèvre me l'avait demandé : « Monsieur, avez-vous quelque idée de la mécanique? » nous étions perdus; car ma mère n'avait plus mème la ressource de son bureau de tabac, qu'elle aurait quitté, et qu'elle ne pouvait pas vendre à condition.

Ma mère s'arrêta donc à la chose raisonnable, qui était celle-ci :

Je retournerais à Paris, où l'on me ferait parvenir mon lit, mes matelas, mes draps, mes serviettes, quatre chaises, une table, une commode et deux couverts d'argent; je louerais une petite chambre, le meilleur marché possible; j'attendrais là que ma position fût fixée, et, ma position fixée, j'écrirais à ma mère.

Alors, ma mère n'hésiterait plus; elle vendrait tout, et viendrait me rejoindre.

Le lendemain était un jeudi. Je profitai de ce que j'étais à Villers-Cotterets pour tirer moi-même à la conscription, car mon âge m'appelait à servir ma patrie, si je n'avais point été fils de femme veuve.

Je pris le n° 9, ce qui n'avait aucun inconvénient pour moi, et ne privait pas un autre du bon numéro que j'eusse pu prendre.

Je rencontrai Boudoux, ce vieil ami de marette et de pipée. Ah! monsieur Dumas, me dit-il, puisque vous avez une belle place, vous devriez bien me payer un pain de quatre livres.

Je l'emmenai chez le boulanger; au lieu d'un pain de quatre livres, je lui en payai un de huit.

Je tenais mon billet de conscription à la main.

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· Qu'est-ce que cela? me demanda Boudoux.

Tiens, c'est mon numéro.

Vous avez pris le n° 9, vous?

- Tu vois.

Eh bien, une idée, en échange de votre pain de huit livres, monsieur Dumas: à votre place, j'irais chez ma tante Chapuis, et je mettrais une pièce de trente sous sur le n° 9. Trente sous, cela ne vous ruinera pas, et, si le n° 9 sort, cela vous fera soixante et treize francs.

- Tiens, Boudoux, voilà trente sous; va les mettre en mon nom, et rapporte-moi le billet.

Boudoux partit, écornant de la main droite, par énormes copeaux, son pain qu'il portait sous le bras gauche.

La tante Chapuis tenait à la fois le bureau de la poste et le bureau de la loterie.

Dix minutes après, Boudoux revint avec le billet.

Du pain de huit livres, il ne restait plus qu'une espèce de croûton qu'il acheva devant moi,

C'était juste le dernier jour de la loterie. Je saurais donc le samedi matin, si j'avais perdu mes trente sous ou si j'avais gagné mes soixante et treize francs.

On employa la journée du vendredi à faire les préparatifs de mon emménagement parisien. Ma mère eût voulu me faire emporter toute la maison; mais je comprenais qu'avec mes douze cents francs par an, plus la chambre serait petite, plus elle serait convenable, et je m'en tins au lit, aux quatre chaises et à la commode.

Restait un léger inconvénient.

J'étais surnuméraire aux appointements de douze cents francs, m'avait dit le général Foy; mais ces cent frans par mois que m'accordait la munificence de monseigneur le duc d'Orléans ne devaient m'être payés qu'au bout du mois. Je n'avais pas l'appétit de Boudoux; mais, enfin, je mangeais, et même je mangeais bien, le général Verdier en avait vu quelque chose.

Il me restait trente-cinq francs sur mes cinquante. Ma mère se décida à se séparer de cent francs : c'était la moitié de ce qui lui restait.

Cela me faisait le cœur bien gros de prendre ces cent francs à ma pauvre mère, et j'avais bien envie de recourir à la bourse de M. Danré, quand, au milieu de notre discussion, qui avait lieu le samedi matin, j'entendis la voix de Boudoux criant:

Ah! pour cette fois-ci, monsieur Dumas, cela vaut bien un second pain de huit livres.

— Qu'est-ce qni vaut un pain de huit livres ?

- Le n°9 est sorti! Vous pouvez passer au bureau de la tante Chapuis, elle vous comptera vos soixante et treize francs. Nous nous regardâmes, ma mère et moi.

Puis nous regardâmes Boudoux.

C'est vrai, ce que tu me dis là, Boudoux?

En vérité Dieu! monsieur Dumas, il est sorti, ce gueux

de n° 9; vous pouvez aller voir vous-même à l'affiche, il est le troisième.

Il n'y avait rien d'étonnant à cela; n'étions-nous pas dans une veine de bonheur?

Ma mère et moi, nous allâmes chez madame Chapuis; nous étions plus heureux encore que nous ne le croyions. Boudoux avait calculé sur l'extrait sortant en compagnie; j'avais mis mes trente sous sur l'extrait isolé; il résultait de cette différence que mes trente sous me rapportaient, non pas soixante et treize francs, mais cent cinquante.

Je n'ai jamais bien compris la raison que me donna madame Chapuis pour doubler cette somme, qui, je me le rappelle, me fut payée tout en écus de six livres avec les appoints convenables; mais, quand je vis les écus, quand il me fut permis de les emporter, je ne demandai pas d'autre explication. J'étais possesseur d'une somme de cent quatre-vingt-cinq francs!

Jamais tant d'argent n'était entré dans ma poche.

Aussi, comme tous ces écus de six livres y faisaient un grand bruit et y tenaient une grande place, ma mère me les changea pour de l'or.

Ah! la belle chose que cet or tant calomnié, quand il est la réalisation des plus chères espérances de la vie! C'était peu de chose que ces neuf pièces d'or; eh bien, elles avaient en ce moment plus de valeur à mes yeux que n'en ont eu depuis les milliers de pièces pareilles qui me sont passées par les mains, et dont, à l'instar de Jupiter, j'ai inondé cette maîtresse, la plus coûteuse de toutes les maîtresses, et qu'on appelle la Fantaisie.

Je ne coûtais donc rien à ma mère, pas même le transport des meubles, que je payais d'avance au roulier commissionnaire, lequel, moyennant la somme de vingt francs, s'engagea à les rendre à Paris, à la porte de l'hôtel de la rue des VieuxAugustins, pour être transportés, de là, au logement que j'aurais choisi.

Ils devaient être rendus le lundi au soir.

Enfin, l'heure de la séparation arriva. Toute la ville assis

tait à mon départ. On eût dit un de ces navigateurs du moyen âge qui partaient pour des pays inconnus, et que les vœux et les acclamations de leurs compatriotes saluaient encore sur les mers.

C'est qu'en effet, dans leur naïf et bienveillant instinct, ils sentaient, ces bons et chers amis, que je m'embarquais sur un océan bien autrement mouvant et orageux que celui qui, selon le divin aveugle, formait le cadre du bouclier d'Achille.

LXXIII

Je trouve un logement. - Hiraux fils. Les journaux et les journalistes en 1823.-L'économie d'un dîner me permet d'aller au spectacle à la Porte-Saint-Martin. -Mon entrée au parterre. Effet de cheveux.-On me met à la porte. - Comment je suis obligé de payer trois places pour en avoir une.-1 -Un monsieur poli qui lit un Elzévir.

Comme on le voit, à chaque voyage que je faisais vers Paris, mon budget allait grossissant. Il y avait quatre mois, j'y étais entré avec ma part de trente-cinq francs dans la société Paillet et compagnie; il y avait huit jours, c'était avec cinquante francs dans ma poche que j'avais touchê la barrière; enfin, cette fois, c'était avec cent quatre-vingt-cinq francs que je descendais à la porte de l'hôtel des Vieux-Augustins.

Le même jour, je me mis à la recherche d'un logement. Après avoir monté et descendu un bon nombre d'escaliers, je m'arrêtai à une petite chambre au quatrième.

Cette chambre, qui avait le luxe d'une alcove, appartenait à cette immense agglomération de maisons qu'on appelle le pâté des Italiens, et faisait partie de la maison no 1.

Elle était tapissée d'un papier jaune à douze sous le rouleau, et donnait sur la cour.

Elle me fut laissée pour la somme de cent vingt francs par an.

Elle me convenait sous tous les rapports; je ne marchandai

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