Page images
PDF
EPUB

rang d'impératrice, qui est l'objet de ses désirs, et qui flatte d'autant plus son orgueil, que jusque là Roxane seule l'avait obtenu.

Elle veut donc couronner Bajazet pour se couronner ellemême; elle veut le sauver, sous la condition qu'il l'épousera; sinon elle l'abandonne à la mort: c'est faire l'amour le poignard à la main, il est vrai; et un amour de cette espèce ne peut pas être très-touchant. Mais le danger qu'elle court elle-même lui sert d'excuse, et toute passion fortement tracée produit de l'effet. La sienne l'est avec toute l'énergie dont Racine était capable; et il parvient à la faire plaindre au quatrième acte, lorsqu'elle tient la fatale lettre qui lui découvre sa rivale et l'amour de Bajazet pour Atalide.

Avec quelle insolence et quelle cruauté
Ils se jouaient tous deux de ma crédulité!
Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire!
Tu ne remportais pas une grande victoire,
Perfide, en abusant ce cœur préoccupé,
Qui lui-même craignait de se voir détrompé :
Tu n'as pas eu besoin de tout ton artifice,
Et je veux bien te faire encor cette justice;
Toi-même, je m'assure, as rougi plus d'un jour
Du peu qu'il t'en coûtait pour tromper tant d'amour.
Moi qui, de ce haut rang qui me rendait si fière,
Dans le sein du malheur t'ai cherché la première,
Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,
Aux périls dont tes jours étaient environnés;
Après tant de bontés, de soins, d'ardeurs extrêmes,
Tu ne saurais jamais prononcer que tu m'aimes!
Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer!
Tu pleures, malheureuse! Ah! tu devais pleurer
Lorsque, d'un vain désir à ta perte poussée,
Tu conçus de le voir la première pensée.
Tu pleures! et l'ingrat, tout prêt à te trahir,
Prépare les discours dont il veut t'éblouir.
Pour plaire à ta rivale, il prend soin de sa vie,

Ah! traitre! tu mourras.

Voilà le cri de la passion : les fureurs de Roxane et le danger de Bajazet rendent la situation tragique. Une scène qui ne l'est

pas moins, c'est celle où, lui reprochant son infidélité dont elle a la preuve en main, elle consent encore à lui pardonner, mais à quel prix ?

Laissons ces vains discours; et, sans m'importuner,

Pour la dernière fois, veux-tu vivre et régner?
J'ai l'ordre d'Amurat, et je puis t'y soustraire.
Mais tu n'as qu'un moment. Parle.

BAJAZET.

Que faut-il faire !

ROXANE.

Ma rivale est ici. Suis-moi sans différer.
Dans les mains des muets viens la voir expirer;
Et, libre d'un amour à ta gloire funeste,
Viens m'engager ta foi; le temps fera le reste.
Ta grâce est à ce prix, si tu veux l'obtenir.

BAJAZET.

Je ne l'accepterais que pour vous en punir;
Que pour faire éclater aux yeux de tout l'empire,
L'horreur et le mépris que cet offre m'inspire.

Bajazet répond comme il doit répondre. La proposition est atroce; mais elle est conforme au caractère, à la situation et aux mœurs. Ce n'est pas dans le sérail qu'on épargne une rivale dont on peut se défaire. Bajazet, qui sait de quoi Roxane est capable, revient bientôt de ce premier mouvement d'indignation, et s'efforce de la fléchir en faveur d'Atalide: c'est le moyen de håter sa perte. Aussi la sultane lui répond par un seul mot, sortes; mot terrible: elle vient de dire que s'il sortait, il était mort, et l'on sait que les muets l'attendent.

Le rôle d'Acomat et celui de Roxane sont donc ce qu'ils doivent être ils sont dignes et de la tragédie, et de Racine. Le quatrième acte et la scène du cinquième, entre Roxane et le prince, sont tragiques. Mais Bajazet et Atalide le sont-ils! La Harpe, que nous avons suivi dans ce qui précède, répond négativement, et adopte, pour ces deux rôles du moins, l'opinion qu'on attribue au grand Corneille sur toute la pièce. Corneille, assistant à une grande représentation de Bajazet, dit à Segrais, qui était à côté de lui: « Avouez que voilà des Turcs bien francisés; je vous le dis tout bas, car on me croirait jaloux. »

Corneille avait raison de le dire tout bas'; ce jugement ne faisait point honneur à son goût. L'auteur du Cours de littérature, adoptant le jugement de Corneille, ne trouve dans Bajazet et Atalide que des Français habillés en Turcs; il ne voit dans leur amour qu'une petite intrigue obscure, conduite par la fourberie et la dissimulation. Bajazet, sans étalage et sans fracas, montre une véritable grandeur, il ne veut pas devoir le trône et la vie à un lâche mensonge. Le critique ne comprend point cet héroïsme, il trouve que le trône et la vie valent bien qu'on les achète par une fausse promesse. « Bajazet, dit-il, trompe déjà la sultane en lui laissant croire qu'il l'aime; que lui en coûterait-il de la tromper davantage, en lui promettant de l'épouser? En fait de tromperie, le plus ou le moins n'est pas une affaire. » Raisonnement aussi faux en littérature qu'en morale. Bajazet ne trompe point la sultane; son air et ses discours annoncent assez qu'il ne l'aime point s'il ne détrompe pas formellement une amante insensée qui chérit son erreur, c'est moins pour conserver sa vie que pour sauver les jours d'Atalide. Mais lorsqu'on exige qu'il se lie par une promesse, il fait alors à l'honneur, à la bonne foi, le sacrifice de sa vie, de l'amour et du trône.

Rien ne ressemble moins à la galanterie, rien n'est si grand qu'un tel procédé; et dire qu'il est faux, c'est condamner tous. les traits d'heroïsme qu'on admire au théâtre. L'âme généreuse de Bajazet peut sans doute se reprocher sa complaisance pour Atalide, mais s'il était tout-à-fait innocent, on serait plus indigné que touché de sa mort. Telle est la doctrine d'Aristote, si bien expliquée par Corneille, et que la critique ne doit pas ignorer. Bajazet et Atalide expient d'une manière terrible un artifice que la nécessité de leur situation semblait devoir excu

ser voilà la tragédie.

Atalide n'est point habillée à la française; c'est bien une amante turque pour qui la mort même de son amant n'est pas le dernier des maux, qui flotte entre le désir de sauver la vie de Bajazet et la crainte de perdre son cœur, et dont la jalousie importune entraîne le jeune prince vers sa ruine.

Ce qui nous parait surtout admirable dans Bajazet, c'est le trouble qui croit de scène en scène; c'est l'agitation continuelle

des personnages dont la situation change presque à chaque scène. Il semble qu'Horace voulait parler de Racine, lorsqu'il a dit:

Ille per extentum funem mihi posse videtur
Ire poeta, meum qui pectus inaniter angit,
Irritat, mulcet, falsis terroribus implet,

[ocr errors]

« L'anchanteur le plus merveilleux pour moi, c'est le poète dont les fictions portent la douleur dans mon âme, qui m'irrite, m'apaise et me remplit de vaines terreurs. »

Racine est cet enchanteur : à chaque moment on tremble, on se rassure, on se réjouit, on s'afflige, on frémit, on espère. Chez lui, l'action marche toujours, tout est en mouvement.

Quand on considère que dans cette pièce tout est préparé, tout est motivé, tout est asservi aux règles les plus sévères du théâtre, aux convenances les plus rigoureuses, à la plus scrupuleuse ressemblance; que l'auteur est allé au-devant de la plus petite objection; que la raison la plus austère est obligée de souscrire au plaisir que l'âme éprouve; quand on examine de près cette prodigieuse abondance de sentiments vrais et touchants, d'idées aussi belles que justes; ces admirables peintures du cœur humain; ce dialogue plein de sens, d'intérêt et de chaleur; cette éloquence presque divine, qui jamais ne dégénère en déclamation; enfin, cette rare perfection d'un style enchanteur et toujours naturel, on est prodigieusement dégoûté des romans dramatiques, du clinquant des tirades et des sentences, et de tous les prestiges du charlatanisme théâtral.

Quel courage, quel finesse de goût, quel amour de l'art ne fallait-il pas avoir pour oser risquer devant les dames de Paris un personnage tel que Roxane, chef-d'œuvre de naturel et de vérité! Racine n'a pas agi en homme d'esprit, mais en homme de génie, lorsque, sur une scène aussi romanesque que la nôtre, il a montré l'amour physique dépouillé de toute la noblesse et de tous les raffinements que lui prêtent l'imagination et la chevalerie.

Roxane est une véritable sultane, elle aime, comme les esclaves de Georgie et de Circassie, renfermées dans les

ou

sérails, et non pas comme les héroïnes des romans, comme les princesses bien élevées que les sens ne subjuguent jamais, et qui ne sont esclaves que de l'honneur de leur sexe; Roxane n'a point de vertu, point de sensibilité, point de délicatesse, point d'humanité; Roxane n'est ni savante, ni philosophe : elle ne serait pas capable de disserter sur la religion, sur l'éducation, sur la morale; si on lui demandait en quel pays coulent la Seine et le Gange, quelle différence il y a entre le culte des Indiens et celui des Parisiens, ses réponses sans doute lui feraient peu d'honneur : c'est, en un mot, une femme ignorante et grossière, qui ne connaît que la géographie et l'histoire du sérail; qui ne sait qu'être basse, artificieuse ou insolente; mais elle est très-instruite et très-éclairée sur les intérêts de sa passion, elle va au fait; et toute sa conduite est le résultat de la logique des sens; ce caractère est neuf, original, unique parce qu'il n'a rien d'outré, rien de romanesque, aucun faux brillant c'est la nature elle-même, et une nature plus véritablement tragique que celle de toutes ces amoureuses ou fades, ou gigantesques ou folles, dont notre théâtre abonde.

[ocr errors]

Ces deux caractères de Roxane et d'Acomat réparent avantageusement la faiblesse de celui de Bajazet, faiblesse nécessaire et que le sujet commande. Voltaire pense qu'on pouvait donner à ce personnage un coloris plus fier et plus éclatant : ce n'eût été qu'aux dépens du sens commun; et Racine ne savait pas faire de pareils sacrifices. Bajazet se développe d'une manière assez imposante dans un de ses entretiens avec Acomat, et dans sa dernière réponse à la proposition atroce de Roxane; dans tout le reste, il est ce qu'il doit être; quoiqu'il donne le titre à la pièce, c'est dans le fait un personnage secondaire; et lorsqu'une tragédie présente deux rôles du premier rang, et d'une aussi grande force que ceux de Roxane et d'Acomat, elle est assez nourrie, assez riche, et l'on ne peut rien exiger de plus.

La Harpe ne pardonne point à Bajazet ses scrupules et sa probité sévère il pense qu'on peut bien se permettre une fausse promesse, quand il s'agit de la vie et du trône; il traite de folie la morale trop rigoureuse de ce jeune Turc. Il est

« PreviousContinue »