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signaler les piéges, en nous avertissant de ne point prendre au sérieux ces fanfreluches antidotées.

c'est

Mais ce qui malheureusement ne laisse aucun doute, aucune obscurité, ce qui sera pour Rabelais une honte éternelle, d'avoir trempé sa plume dans la fange de la débauche, c'est d'avoir attaqué par des railleries sacriléges la religion et ses ministres.

Les sobriquets de papegots, de cardingots, et d'évêgots, etc., sont des injures à peine déguisées. S'il parle du concile de Trente, qui durait depuis longtemps, il le désigne sous le nom de l'Isle des lauternes où tout se fait en lenternant. L'Eglise, Rome, c'est l'Isle sonnante, où les pardons s'achètent à beaux écus sonnants, et autres calomnies de ce genre. Mais qu'on passe ces pages boueuses, tachées de graisse, de vin et de blasphèmes, qu'on saisisse Rabelais dans un intervalle lucide, alors qu'il veut bien parler en homme, et l'on sera surpris d'y trouver une si grande sûreté de coup d'œil, une verve d'ironie si intarissable, les conseils de la raison la plus éclai rée, et les accents de la plus haute éloquence.

Faisons connaître par quelques citations les bonnes qualités de Rabelais :

Une ligue commençait à se former contre la langue française. Des savants distingués, Budé, Dorat et leurs amis, allaient livrer la littérature et l'idiome de leur pays à l'invasion de tous les idiomes antiques: ils effrayèrent le bon sens, ils irritèrent la satire de Rabelais. On essayait, pour la première fois, de latiniser le langage national: une foule de serviles imitateurs copiaient ridiculement les anciens; ce sont là les moutons de Panurge. Voulaient-ils parler de leur amour? c'était une passion aménicule; de l'éclat des astres? c'étaient les stelles rutilles et le réfulgent carre du soleil; de la paresse et de la crainte? c'était la pigricité et la timeur. A peine cet absurde travers estil né, que Rabelais en offre la critique dans le langage du grand Janotus à Bragmardo, qui vient réclamer les cloches de NotreDame dont Gargantua a fait les sonnettes de sa jument. Rien n'est plus comique que le discours de l'orateur universitaire. C'est la parodie de ces harangues, où de rares idées sont

délayées dans un langage emphatique, et comme étouffées sous les citations, cette ressource des esprits indigents qui ont l'orgueil de savoir sans érudition véritable. Ecoutons maintenant la leçon qu'il fait donner à un écolier limousin, grand excoriateur de la langue latiale.

«Quelque jour, je ne sais quand, Pantagruel se pourmenoyt après souper, avec ses compagnons, par la porte dont on va à Paris: là rencontra un éscholier tout joliet, qui venoyt par iceluy chemin, et après qu'ils se furent salués, lui demanda : Mon amy, dond viens-tu à ceste heure? L'escholier lui respondit : De l'alme, inclyte et célèbre académie que l'on vocite Lutèce.

« Qu'est à dire? dit Pantagruel à un de ses gens. — C'est respondit-il, de Paris. - Tu viens donc de Paris; et à quoi passez-vous le temps, vous aultres messieurs éstudiants on dist Paris. Respondist l'escholier: Nous transfétons la Séquane on dilucule et crépuscule; nous déambulons par les compites et quadrivyes de l'urbe; nous despumons la verbocination latiale.

Nous cauponisons ès tabernes méritoires de la Pomme de Pin, du Castel, de la Madeleine et de la Mulle... et si par forte fortune, il y a rareté ou pénurie de pécune en nos marsupies, et soient exhaustes de metal ferruginé, pour l'escot nous dimittons nos codices et vestes opignérées, prestolant les tabellaires à venir des pénales et lares patrioticques.

» A quoi Pantagruel dist: Que diable de languaige est cecy? par Dieu tu es quelque héréticque. Segnor, no, dit l'escholier, car je révère les olympicoles, je vénère latrialement le su pernel astripotent, je dilige et rédame mes proximes, je serve les prescrits décalogicques, et selon la facultatule de mes vires n'en discède la late unguicule.

› La patience de Pantagruel commence à se lasser: Qu'est-ce que veult dire ce fol? s'écrie-t-il ; je croy que il nous forge ici quelque languaige diabolicque, et que il nous charme comme enchanteur. A quoi dist un de ses gens: Seigneur, sans doute ce guallant veut contrefaire la langue des Parisiens, mais il ne faict que escorcher le latin, et cuide ainsi pindariser; et lui semble bien que il est quelque grand orateur en françoys, parce que il desdaigne l'usance commun de parler.

» A quoi dist Pantagruel: Est-il vray? » L'escholier respondist Signor Missayre, mon génie n'est point apte nate à ce que dist ce flagitiose nébulon, pour escorier la cuticule de notre vernacule gallicque : mais viceversement je gnave, opère et par vèles et rames je me énite de le locupleter de la redundance latinicome.

› Pardieu, dit Pantagruel, je vous apprendray à parler. Tu es Limousin pour tout potaige, et tu veux ici contrefaire le Parisien. Or, viens ça, que je te donne un tour de pigne. Lors le prist à la guorge, lui disant: Tu escorche le latin, par saint Jan, je te feray escorcher le regnard, car je t'escorcheray tout vif. ›

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La leçon est bonne, elle est énergique, et cependant elle fut perdue. L'écolier limousin fut chef d'école; après lui, en écorchant le latin, on pensa pindariser, et on se crut grand orateur en français, parce qu'on dédaigna l'usage commun du langage.

En introduisant sur la scène maistre Thubal Holopherne, maistre Jobelin Bridé et autres pédagogues de Gargantua, et en passant en revue les titres extravagants des livres qu'on mettait entre les mains de la jeunesse, Rabelais montre la différence de la mauvaise et de la bonne éducation. Ce tableau, tracé de main de maître, a été justement admiré par M. Guysot.

• Ces propos enduz, le bon homme Grandgousier feut ravy en admiration, considérant le hault sens et merveilleux entendement de son filz Gargantua. Et dist à ses gouvernantes : « Philippe, roy de Macédone, cogneut le bon sens de son filz Alexandre, à manier dextrement un cheval. Car ledict cheval estait si terrible et effréné que nul n'ausait monter dessus, pource que à tous ses chevaulcheurs il bailloit la saccade, à l'ung rompant le col, à l'aultre les jambes, à l'aultre la cervelle, à l'aultre les mandibules. Ce que considérant Alexandre en l'hippodrome (qui estait le lieu où l'on pourmenoit et voltigeoit les chevaulx), advisa que la fureur du cheval ne venoit que de frayeur qu'il prenoit à son umbre. Dont, montant dessus, le feit courir en contre le soleil, si que l'umbre tomboyt par derrière, et par ce moyen rendit le cheval doulx à son vouloir. A quoi congneut

son père le divin entendement qui en lui estoit, et le feit très bien endoctriner par Aristoteles, qui pour lors estoit estimé sur tous les philosophes de Grèce. Mais je vous dy qu'en ce seul propous que j'ay présentement devant vous tenu à mon filz Gargantua, je congnoy que son entendement participe de quelque divinité; tant je le voy agu, subtil, profond et serain. Et parviendra à degré souverain de sapience, s'il est bien institué. Pourtant je veulx le bailler à quelque homme sçavant, pour l'endoctriner selon sa capacité. Et n'y veulx rien espargner.

De faict, l'on lui enseigna ung grand docteur sophiste, nommé maistre Thubal-Holopherne, qui lui apprint sa charte si bien qu'il la disoit par cueur au rebours; et y feut cinq ans et troys mois puis luy leut Donat (*), le Facet, Théodolet, et Alanus in parabolis (**), et y feut treize ans six mois et deux sepmainnes.

Mais notez que, cependant, il lui apprenoit à escripre gothicquement, et escripvoit tous ses livres. Car l'art d'impression n'estoit encore en usaige.

Et portoit ordinairement un gros escriptoire, pesant plus de sept mille quintaulx, duquel le gualimart (étui à mettre les plumes) estoit aussi gros et grand que les gros piliers de Enay (abbaye située à Lyon): et le cornet y pendoit à grosses chaînes de fer, à la capacité d'un tonneau de marchandise.

» Puis luy leut De modis significandi (""), avecques les commentz de Hurtebise, de Fasquin, de Tropditeux, de Gualehault, de Jehan le Veau, de Billonio, Brelingandus, et ung tas d'aultres; et y feut plus de dix-huict ans et unze mois. Et le sceut si bien que, au coupelaud (à l'examen), il le rendoit par cueur à revers. Et prouvoit sur ses doigts à sa mère, que de modis significandi non erat scientia.

(*) Célèbre Grammairien qui vivait au Vme siècle et fut précepteur de saint Jérôme.

(**) L'auteur de Facet est Reinerus Alemanni, mort vers 1212. Théodulus vivait vers la fin du Vme siècle, et il nous est resté sous son nom une églogue la ine fort curieuse; elle est à trois personnages. - Alain, qui a composé des paraboles, vivait vers la fin du XIIe siècle.

(***) L'auteur de ce livre, dont Erasme parle avec mépris, est un anglais, nommé Jean de Garlande, qui vivait au XI' siècle.

» Puis luy leut le Compost (1) où il feut bien seize ans et deux mois, lorsque son dict précepteur mourut.

» Après en eut ung aultre vieux tousseux, nommé maistre Jobelin-Bridé, qui luy leut Hugutio, Hébrard Grécisme (2) le Doctrinal (3), les Parts, le Quid est, le Supplémentum, Marmotret, de moribus in menså servandis: Seneca de quatuor virtutibus cardinalibus, Passavantus cum commento, (4) et dormi securè, pour les festes. Et quelques autres de semblable farine, à la lecture desquelz il devint aussi saige qu'oncques puis ne fourneasmes-nous. (5)

› A tant son père apperçeut que vrayment il estudioit trèsbien, et y mettoit tout son temps, toutesfoys que en rien ne prouffitoit. Et, qui pis est, en devenoit fou, niays, tout resveux et rassoté. De quoy se complaignant à don Philippes des Marays, vice-roy de Papeligosse, entendit que mieulx lui vauldroit rien n'apprendre que telz livres, soubz telz précepteurs, apprendre. Car leur sçavoir n'estoit que besterie et leur sapience n'estoit que moufles (pédan lisme), abastardissant les bons et nobles esperitz, et corrompant toute fleur de jeunesse. « Qu'ainsi soit, prenez, dis!-il, quelqu'ung de ces jeunes gens du temps présent, qui ait seullement estudié deux ans : en cas qu'il n'ait meilleur jugement, meilleures parolles, meilleurs propous que votre filz, meilleur entretien et honnesteté entre le monde, réputezmoi à jamais ung taille-bacon de la brene (un fanfaron). › Ce qu'à Grandgousier pleut très-bien, et commauda qu'ainsi feust faict. Au soir en souppant, ledict des Marays introduict ung sien jeune paige de Ville Congis, nommé Eudémon, tant testonné, tant bien tiré, tant bien espousseté, tant honneste en son maintien, que trop mieulx ressembloit quelque petit angelot qu'ung homme. Puis dist à Grandgousier: Voyez-vous ce jeune en

(1) Ce livre enseignait l'art de computer les époques en matière de chronologie. On le range depuis longtemps parmi les livres bleus.

(2) Ebrard, qui composa le livre appelé Græcismus, vivait vers 1112.

(3) C'étaient les rudiments de la langue latine, composés vers 1242, en vers léonins, par Alexandre de Ville-Dieu.

(4) Jacques Passavant, célèbre Jacobin de Florence, vivait vers la fin du XIV. siècle.

(5) Cette locution, qu'il faudrait un long commentaire pour expliquer, signifie que Gargantua perdit son temps.

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