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dans l'attente d'un événement qui ne peut être que tragique. Ces mots terribles :

Une main qui nous fut bien chère....

Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mère?

Ces mots font frémir; et ce qui mérite encore plus d'éloges, c'est que la situation est aussi bien dénouée qu'elle est forte

ment conçue.

Cléopâtre, avalant elle-même le poison préparé pour son fils et pour Rodogune, et se flattant encore de vivre assez pour les voir périr avec elle, forme un dénouement admirable. Il faut bien qu'il le soit, puisqu'il a fait pardonner les étranges invraisemblances sur lesquelles il est fondé, et qui ne peuvent pas avoir d'autre excuse. Ceux qui ont cru bien mal à propos que la gloire de Corneille était intéressée à ce qu'on justifiât ses fautes, ont fait de vains efforts pour pallier celles du plan de Rodogune. Pour en venir à bout, il faudrait pouvoir dire : 11 est dans l'ordre des choses vraisemblables, que d'un côté une mère propose à ses deux fils, à deux princes reconnus sensibles et vertueux, d'assassiner leur maîtresse; et que d'un autre côté, dans le même jour, cette même maîtresse, qui n'est point représentée comme une femme atroce, propose à deux jeunes princes dont elle connaît la vertu d'assassiner leur mère. Comme il est impossible d'accorder cette assertion avec le bon sens, il vaut beaucoup mieux abandonner une apologie insoutenable, et laisser à Corneille le soin de se défendre lui-même. Il s'y prend mieux que ses défenseurs : il a fait le cinquième acte. Souvenons-nous donc une bonne fois et pour toujours que sa gloire n'est pas de n'avoir point commis de faute, mais d'avoir su les racheter; elle doit suffire à ce créateur de la scène française.

THÉODORE, HERACLIUS, etc.

Avec Théodore commence la troisième époque du génie dramatique de Corneille. Voltaire a eu raison de dire de cette pièce: Si quelque chose peut étonner et confondre l'esprit humain, c'est que l'auteur de Polyeucte ait pu être celui de Théodore.

Héraclius, pièce en quelques points imitée de Calderon, est un véritable imbroglio (1647), malgré quelques situations pleines d'intérêt et de pathétique Don Sanche d'Aragon, comédie héroïque où quelques traits de grandeur ne peuvent racheter l'absence d'intérêt et l'invraisemblance de la fable, fut joué, en 1650, peu de mois avant Andromède, drame enrichi de musique et de divertissements, dans lequel le précurseur de Racine et de Molière devint celui de Quinaut. Nicodème (1652) ne ressemble à rien de ce que nous avons vu jusqu'ici. Un héros, environné de périls qu'il ne repousse qu'avec l'ironie, telle est la première douué: de l'ouvrage. C'est le caractère comique du railleur, élevé, par la grandeur d'âme et le rang du personnage, à l'énergie, au sublime et presque à la dignité de la haute tragédie.

CORNEILLE SE RETIRE DU THÉATRE ET TRADUIT L'IMITATION

DE JÉSUS-CHRIST.

(

La chute complète de Pertharile (1653) dégoûta Corneille du théâtre. Dans une préface assez chagrine qu'il mit à cette pièce, it accusa le public d'inconstance, et lui signifia, avec sa résolution, le motif qui la lui faisait prendre: Il avait trop longtemps écrit, dit-il, pour être encore de mode. Rendu à luimême et à cette solitude de province, à ce foyer domestique qu'il n'avait quitté que par intervalles, Corneille chercha dans la poésie religieuse de douces et nobles consolations: il traduisit en vers l'Imitation de Jésus-Christ. Il y fut porté, dit Fontenelle, par des sentiments de piété qu'il eut toute sa vie, et sans doute aussi par l'activité de son génie, qui ne pouvait demeurer oisif. Cet ouvrage eut un succès prodigieux, et le dédommagea en toutes manières d'avoir quitté le théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une liberté que je ne devrais peut-être pas me permettre, je n'y trouve point le plus grand charme de l'Imitation de Jésus-Christ, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des vers qui était naturelle à Corneille, et je crois même qu'absolument la forme des vers lui est contraire. Ce livre, le plus beau qui soit

parti de la main d'un homme, puisque l'Evangile n'en vient pas, n'irait pas droit au cœur comme il fait, et ne s'en saisirait pas avec tant de force, s'il n'avait un air naturel et tendre, à quoi la négligence même du style aide beaucoup. › Corneille avait consacré six années à traduire l'Imitation. Ce fut aussi pendant ce temps qu'il prépara ses trois discours sur la Poésie dramatique, et ses Examens de ses pièces, témoignage honorable de la bonne foi d'un grand homme assez sincère avec lui-même pour s'avouer ses défauts, et avec les autres pour parler sans détour de ses talents; preuve irrécusable d'une raison droite et forte à laquelle il n'a manqué que l'expérience du monde; et leçons utiles encore aujourd'hui pour les poètes dramatiques, car ils trouveront tout ce que l'expérience de la scène avait enseigné à Corneille sur les situations et les effets de théâtre, qu'i! connaissait d'autant mieux qu'il ne les avait étudiés qu'après les avoir devinés, comme il chercha à s'instruire des règles d'Arioste pour justifier celles que lui avait dictées son génie. (M. Guysot.)

CORNEILLE REPARAIT AU THÉATRE.

Cependant sa résolution de renoncer au théâtre n'était pas inébranlable. Cédant aux sollicitations du surintendant Fouquet, et sans doute aussi au secret désir de son génie, il reparut sur la scène. Il donna Edipe en 1659. Cette pièce si froide et si obscure, qui défigure le plus beau, et le plus pathétique sujet du drame antique, réussit cependant, moins par des beautés qu'elle n'avait pas, que par l'attention délicate du public, de rauimer, de consoler la vieillesse de Corneille par un dernier triomphe.

Corneille tenta un nouvel essai pour réunir le chant à la poésie, et les décorations de la Toison d'or (1660) furent encore plus applaudies que les déclamations d'Edipe. Sertorius, qui fut joué en 1662, fut plus digne de Corneille : l'entrevue de Sertorius et de Pompée rappelle le peintre de Cinna. Sophonisbe moins heureuse (1663) ne fit point oublier, ou plutôt fit remettre au théâtre celle de Mairet. On crut retrouver dans Othon (1664)

quelques traits dignes de Tacite. Agésilas (1666) et Attila (1667) ne firent que se montrer, comme pour annoncer qu'un grand homme, qui avait eu le malheur de vieillir sans rivaux, allait trouver un vainqueur. Trois ans après, Bérénice, sujet traité conjointement par Corneille et par Racine, avait vérifié le présage. Pulchérie et Suréna (1672 et 1674) furent les derniers efforts de l'auteur des Horaces et de Cinna, qui poursuivit longtemps la gloire après avoir perdu son génie.

MORT DE CORNEILLE.

Après Suréna, Corneille renonça tout de bon au théâtre. Les sentiments de piété qui avaient contenu sa jeunesse, consolèrent ses disgraces dramatiques, et remplirent tout entiers ses derniers jours. Il ne pensa plus qu'à mourir chrétiennement, et termina doucement sa vie à Paris, en 1684. La France lui donna le nom de grand, non seulement pour le distinguer de son frère, mais du reste des hommes. Il avait été reçu l'an 1647 à l'Académie française.

Outre les ouvrages cités on doit à Pierre Corneille : 1° Des Euvres diverses;

2o Lettre apologétique du sieur Corneille sur le Cid;

3° Louanges de la sainte Vierge en vers français ;

4° L'Office de la sainte Vierge, traduit en français, tant en prose qu'en vers, avec les sept Psaumes de la pénitence etc..

CORNEILLE JUGÉ PAR RACINE.

< Vous, Monsieur, qui non-seulement étiez son frère, mais qui avez couru longtemps une même carrière avec lui, vous savez les obligations que lui a notre poésie, vous savez en quel état se trouvait la scène française lorsqu'il commença à travailler. Quel désordre! quelle irrégularité! nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre. Les auteurs aussi ignorants que les spectateurs; la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance; point de mœurs, point de caractères; la diction encore plus vicieuse que l'action, et dont les pointes, et de misérables jeux de mots faisaient le principal ornement.

En un mot, toutes les règles de l'art, celles mêmes de l'honnêteté et de la bienséance partout violées.

› Dans cette enfance, ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelques temps cherché le bon chemin et lutté, si j'ose ainsi le dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin, inspiré d'un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable, accorda heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissa bien loin derrière lui tout ce qu'il avait de rivaux, dont la plupart, désespérant de l'atteindre, et n'osant plus entreprendre de lui disputer le prix, se bo nèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent en vain, par leurs discours et par leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu'ils ne pouvaient égaler.

» La scène retentit encore des acclamations qu'excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chefs-d'œuvre représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. A dire vrai, où trouvera-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d'excellentes parties de l'art, la force, le jugement, l'esprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets! quelle véhémence dans les passions ! quelle gravité dans les sentiments! quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec euxmêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres ! parmi tout cela, une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres du monde qu'il fait souvent parler: capable néanmoins de s'abaisser quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable; enfin, ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation, qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres. Personnage véritablement né pour la gloire de son

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