Page images
PDF
EPUB

tout à coup un autre homme, s'il faut blâmer ce que j'approuvais, et aimer ce que je haïssais, je ne veux plus vous suivre; et comment m'intéresser à ce que vous pouvez vouloir, quand vous-même ne le savez pas ?

Il est inutile d'avertir que ce principe n'est pas applicable quand il s'agit des passions violentes, telles que l'amour et la jalousie, qui sont faites pour bouleverser l'âme, et la porter sans cesse d'un mouvement à un autre. Non-seulement alors l'unité de caractère n'est point violée, mais cette variation même est de l'essence du caractère établi; et quand le spectateur vous a dit: Je sais que vous aimez avec fureur, je sais que vous êtes jaloux avec rage; il s'attend à tout ce que peut faire la jalousie et l'amour. Mais ce n'est pas ici le cas; ce n'est point l'amour qui change les dispositions de Cinna à l'égard d'Auguste au contraire, cet amour a si peu de pouvoir sur lui, qu'il ne veut point d'Emilie, si elle lui est donnée par Auguste, et qu'ensuite elle peut à peine obtenir de lui de ne pas renoncer à la conspiration. Il a donc toute sa raison; l'amour ne lui a donc pas renversé la tête, et ses contradictions n'ont point d'excuse.

Concluons que le rôle de Cinna est essentiellement vicieux, en ce qu'il manque à la fois et d'unité de caractère, et de vraisemblance morale. Ajoutons maintenant qu'il manque aussi de cette noblesse soutenue, convenable à un personnage principal, qui ne doit rien dire ni rien faire d'avilissant. Or, actuellement que nous avons appris, en voyant ce qu'il est au troisième acte, que ce n'est rien moins qu'un républicain féroce, et que ce n'était point la soif du sang d'Auguste qui l'engageait à parler contre son sentiment, l'excès de dissimulation où il s'est porté peut-il ne pas l'avilir aux yeux du spectateur? N'a-t-il pas fait le rôle d'un malhonnête homme quand il s'est jeté aux genoux d'Auguste pour le déterminer à garder l'empire? et qui l'obligeait à tant d'hypocrisie? On n'en conçoit pas la raison; et il paraissait bien plus simple de laisser cette bassesse hypocrite à Maxime, qui n'est dans la pièce qu'un personnage entièrement sacrifié.

Nous avons déjà vu combien son amour était froid: sa

conduite dans le quatrième acte est quelque chose de bien pis. Il fait révéler la conspiration à l'empereur par l'esclave Euphorbe, qui dit en même temps à Auguste que Maxime s'est tué de désespoir; et cependant ce même Maxime vient chez Emilie lui dire que tout est découvert, que Cinna est mandé au palais; qu'elle va être arrêtée par l'ordre d'Auguste, mais que celui qui est chargé de cet ordre se trouve heureusement être un des conjurés; que cet homme attend Emilie dans la maison de Maxime; et que tous trois ils peuvent prendre la fuite. Emilie répond, avec la fermeté qui lui convient, qu'elle suivra en tout le sort de Cinna. Là-dessus, il répond que c'est un autre Cinna qu'elle doit regarder en lui; que le ciel lui rend l'amant qu'elle a perdu; que des mêmes ardeurs dont il fut embrasé........ Elle l'interrompt fort à propos :

Maxime, en voilà trop pour un homme avisé.

Elle n'a que trop raison. A-t-il pu croire qu'elle donnât dans un piége si grossier? et jamais déclaration d'amour fut-elle plus déplacée? Voltaire remarque qu'elle est comique, et qu'elle achève de rendre le rôle de Maxime insupportable. On est forcé d'en convenir ce rôle est indigne de la tragédie.

Malheureusement ces défauts dans les caractères, les invraisemblances de l'un et le ridicule de l'autre, achèvent aussi de détruire l'intérêt de l'action, dont les ressorts ne sont plus tragiques. La trahison de Maxime, qui n'est motivée que par un amour de comédie dont personne ne peut se soucier, est un incident par lui-même très-considérable dans la pièce, puisqu'il change la situation de tous les personnages; mais il est amené par de trop petits moyens. Ses propositions à Emilie révoltent par leur maladresse. Cinna, qui a perdu toute cette grandeur qu'il avait au premier acte, et qui s'appelle lui-même un lache et un parricide, ne peut plus nous attacher à une conspiration qu'il condamne. Que reste-t-il donc pour soutenir la pièce jusqu'au cinquième acte? Le seul intérêt de curiosité : c'est un grand événement entre de grands personnages. La pièce est intitulée la clémence d'Auguste. Il est informé de tout : il a mandé Cinna, il paraît incertain du parti qu'il doit prendre, et vio

lemment agité. On veut voir ce qui arrivera et tel est l'avantage qui résulte de l'unité d'objet. Le spectateur, que l'on a toujours occupé de la même action, veut en voir la fin. Le poète, malgré tant de fautes, se soutient donc ici par son art; mais il se soutient aussi par son génie. C'est l'énergique fierté du rôle d'Emilie, qui ne se dément jamais, c'est la scène vive et animée qu'elle a au troisième acte avec Cinna, le contraste de sa fermeté avec la faiblesse et les irrésolutions de son amant, et sa sortie brillante qui termine l'acte par ces beaux vers: Qu'il dégage sa foi,

Et qu'il choisisse après de la mort ou de moi.

C'est ensuite le monologue d'Auguste au quatrième acte, rempli de traits de force et de vérité, heureusement inité de Sénèque; ce sont ces beautés réelles qui, mêlant par intervalles l'admiration à la curiosité, soutiennent l'attention des spectateurs jusqu'au cinquième acte, dont le sublime les transporte assez pour leur faire oublier que jusque là l'invention et l'intérêt ont souvent faibli et varié.

Nous ferons ici, à l'avantage de Corneille, une observation sur ce rôle d'Emilie, qui dans le troisième et le quatrième acte est certainement le grand appui de cet édifice dramatique, dont plusieurs parties sont si défectueuses. Voltaire, en avouant qu'il étincelle de traits admirables, en fait la critique de cette manière : « On demande pourquoi cette Emilie ne touche point? pourquoi ce personnage ne fait pas au théâtre la grande impression qu'y fait Hermione? Elle est l'âme de toute la pièce, et cependant elle inspire peu d'intérêt. N'est-ce point parce qu'elle n'est pas malheureuse? N'est-ce point parce que les sentiments d'un Brutus, d'un Cassius, conviennent peu à une fille?.... C'est Emilie que Racine avait en vue lorsqu'il dit, dans une de ses préfaces, qu'il ne veut pas mettre sur le théâtre de ces femmes qui font des leçons d'héroïsme aux hom

mes. >

Ces réflexions sont d'un goût fin et délicat; mais ce rapprochement d'Hermione et d'Emilie ne nous paraît pas exact. L'une ne devait pas ressembler à l'autre. Il est bien vrai que toutes deux exigent de leur amant une vengeance et un meurtre;

mais leur injure, et par conséquent leur situation, n'est pas la même, et ne devait pas produire le même effet. Emilie poursuit la vengeance de son père Toranius, tué il y a vingt ans, dans le temps des proscriptions. Ce sentiment est naturel, mais personne n'a connu ce Toranius: la perte qu'a faite Emilie est bien ancienne; Auguste même l'a réparée autant qu'il a pu en traitant Emilie comme sa fille adoptive; elle a reçu ses bienfaits; sa situation, comme le remarque très-bien le commentateur, n'est point à plaindre. Ainsi donc, lorsqu'elle demande la tête d'Auguste, c'est un sentiment tout aussi républicain que filial, ennobli surtout par le dessein de rendre la liberté aux Romains: c'est un de ces sentiments auxquels on peut se prêter, mais que le spectateur n'embrasse pas comme s'ils étaient les siens, qu'il ne partage pas avec la vivacité de ses affections; ces sortes de rôles sont plutôt des moyens d'action que des mobiles d'intérêt. Il n'en est pas de même d'Hermione. Son injure est récente; elle est sous les yeux du spectateur : c'est une femme, une princesse, cruellement outragée et fortement passionnée. L'offense qu'elle reçoit est de celles que tout son sexe partage, et son infortune est de celles qui excitent la pitié du nôtre. Sa vengeance n'est pas un devoir; c'est une passion, et une passion si aveugle et si forcenée, que l'on sent bien qu'Hermione se fait illusion à elle-même, et qu'elle sera plus à plaindre encore dès qu'on l'aura vengée. Il résulte de cette différence essentielle entre les deux rôles, que celui de Racine est infiniment plus théâtral; mais que Corneille, en faisant l'autre pour un plan différent, n'était pas obligé de produire la même impression. Il ne faut donc pas exiger qu'Emilie nous touche, mais seulement qu'elle nous attache; et c'est à quoi l'auteur a réussi, en lui donnant le mérite qui lui est propre, celui d'une noble-se d'âme que rien ne peut abaisser, d'une résolution intrépide que rien ne peut ébranler. De ce côté, ce nous semble, Corneille a bien connu son art, en ce qu'il a senti, ce qu'on peut poser pour principe que, toutes les fois qu'un caractère ne peut pas nous émouvoir par des sentiments que nous partagions, il ne peut nous subjuguer que par une énergie et une

grandeur qui nous imposent. Un pareil personnage ne peut pas vouloir trop décidément ce qu'il veut; car ce n'est que par cette volonté forte qu'il peut suppléer à l'intérêt qui lui manque. C'est à quoi Corneille a réussi dans le rôle d'Emilie; et s'il voulait en offrir le contraste dans celui de Cinna, les principes de l'art exigeaient qu'il le peignît, dès le commencement, balancé entre le pouvoir que sa maîtresse a sur lui, et l'horreur d'un assassinat; comme, dans la tragédie de Brutus, le jeune Titus est continuellement partagé entre son amour et son devoir.

Nous ne parlons pas du rôle de Livie, que l'on a retranché à la représentation, comme l'Infante dans le Cid. Il était nonseulement inutile, mais il affaiblissait le mérite de la clémence d'Auguste, en lui faisant suggérer par les conseils d'autrui une belle action que la générosité doit seule lui dicter. Ici l'exactitude historique trompa l'auteur, qui ne s'aperçut pas que ce conseil de Livie était du nombre des faits que le poète dramatique est le maître de supprimer. (La Harpe, Cours de littérature.)

POLYEUCTE.

Comme le Cid, Polyeucte révélait un genre de beautés inconnues, faites pour étonner la régularité de ces tribunaux suprêmes du bon goût et du bon ton qui prononçaient sur les passions, le code des bienséances à la main. Les idées du Christianisme semblaient ne pouvoir se présenter décemment sur un théâtre dont le paganisme était tellement en possession qu'on n'osait y prononcer le mot de Dieu qu'au pluriel. Voiture, chargé de porter à Corneille le jugement de l'hôtel de Rambouillet, où celui-ci avait lu sa pièce, lui dit que le Christianisme surtout avait extrêmement déplu. On sait qu'alarmé de cette désapprobation, Corneille voulut retirer sa pièce avant la représentation, et ne la laissa que sur la parole d'un des comédiens qui n'y jouoit point, dit Fontenelle, parce qu'il étoit trop mauvais acteur » (M. Guysot, Corneille et son temps.)

Le public jugea comme le comédien.

Corneille a dit dans l'examen de Polyeucte: « Je n'ai point

« PreviousContinue »