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Et pour trancher enfin des discours superflus,
Albe vous a nommé je ne vous connais plus.

CURIACE.

Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue.
Mais cette âpre vertu ne m'était pas connue :
Comme notre malheur elle est au plus haut point;
Souffrez que je l'admire et ne l'imite point.

Ecoutons le commentateur de Corneille sur cette imposante et superbe scène :

« A ces mots, je ne vous connais plus.... Je vous connais encore, on se récria d'admiration. On n'avait jamais rien vu de si sublime. Il n'y a pas dans Longin un seul exemple d'une pareille grandeur. Ce sont ces traits qui ont mérité à Corneille le nom de grand, non-seulemnt pour le distinguer de son frère, mais du reste des hommes. Une telle scène fait pardonner mille défauts. >>

C'est ainsi que s'exprime Voltaire. I relève avec le même plaisir les beautés d'un ordre inférieur, mais encore étonnantes par rapport au temps où l'auteur écrivait; par exemple, le récit du combat des Horaces et des Curiaces, imité de Tite-Live est comparable à l'original. Ce n'est pas un petit mérite d'avoir su exprimer alors avec élégance et précision des détails que la nature de notre langue et de notre versification rendait trèsdifficiles.

Resté seul contre trois, mais en celte aventure, (*)
Tous trois étant blessés et lui seul sans blessure,
Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d'eux,
Il sait bien se tirer d'un pas si hasardeux.

Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu'elle abuse.
Chacun le suit d'un pas ou plus ou moins pressé,
Selon qu'il se rencontre ou plus ou moins blessé.
Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite;

Mais leurs coups (**) inégaux séparent leur poursuite.

(*) Hémistiche fait pour la rime.

(*) Le mot propre était leur force inégale.

Horace les voyant l'un de l'autre écartés,
Se retourne, et déjà les croit demi domptés.
Il attend le premier, et c'était votre gendre.
L'autre, tout indigné qu'il ait osé l'attendre,

En vain, en l'attaquant, fait paraître un grand cœur:
Le sang qu'il a perdu ralentit sa vigueur.

Albe à son tour commence à craindre un sort contraire
Elle crie au second qu'il secoure son frère ;
Il se hâte et s'épuise en efforts superflus;

Il trouve en arrivant que son frère n'est plus.

... Tout hors d'haleine, il prend pourtant sa place,
Et redouble (*) bientôt la victoire d'Horace.
Son courage sans force est d'un débile appui ;
Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.
L'air résonne des cris qu'au ciel chacun envoie.

Comme (*) notre héros se voit près d'achever,
C'est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver.
« J'en viens d'immoler deux aux mânes de mes frères ;
Rome aura le dernier de mes trois adversaires,
C'est à ses intérĉis que je veux l'immoler, »
Dit-il, et tout d'un temps on le voit y voler.
La victoire entre eux deux n'était pas incertaine ;
L'Albain percé de coups ne se traînait qu'à peine,
Et, comme une victime aux marches de l'autel,
Il semblait présenter sa gorge au coup mortel.
Aussi le reçoit-il, peu s'en faut, sans défense,
Et son trépas de Rome établit la puissance.

Ceux qui connaissent les entraves de notre poésie sentiront tout ce qu'il y avait ici de difficultés à surmonter, surtout dans un temps où la langue n'était pas à beaucoup près ce qu'elle est devenue depuis, et avoueront que Corneille ne fut pas étranger à cet art d'exprimer et d'ennoblir les petits détails que Racine porta depuis au plus haut degré de perfection. C'est ce que fait remarquer Voltaire à propos d'un autre morceau qui n'est aussi qu'une traduction de Tite-Live, nous

(") Redouble la victoire, geminata victoria, expression plus latine que française. ("*) Comme, etc., construction peu faile pour la vivacité d'un récit.

voulons dire le discours du général des Albains, qui a pour objet d'empêcher le combat entre les deux nations, en remettant leur querelle entre les mains de trois guerriers choisis dans chacun des deux partis. J'ose dire que le discours de l'auteur français est au-dessus du romain, plus nerveux, plus touchant; et quand on songe qu'il était gêné par la rime et par un langage embarrassé d'articles, et qui souffre peu d'inversions, qu'il a surmonté toutes les difficultés, qu'il n'a employé le secours d'aucune épithète, que rien n'arrête l'éloquente rapidité de son discours, c'est là qu'on reconnaît le grand Corneille. ›

Finissons ce qui regarde les Horaces par cette intéressante apostrophe de Sabine, d'abord à la ville d'Albe, où elle était née, ensuite à celle de Rome où elle avait pris un époux. Ce morceau, d'un pathétique doux, se fait remarquer d'autant plus, qu'il contraste avec le ton de grandeur qui domine dans le reste de la pièce.

Albe, où j'ai commencé de respirer le jour;
Albe, mon cher pays et mon premier amour,
Lorsque entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Rome, si tu te plains que c'est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.

Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre,
Mes trois frères dans l'une et mon époux dans l'autre,
Puis-je former des vœux, et sans impiété

Importuner le ciel pour ta félicité?

Je sais que ton Etat encore en sa naissance

Ne saurait sans la guerre établir sa puissance;

Je sais qu'il doit s'accroître, et que tes grands destins
Ne se borneront pas chez les peuples latins;
Que les dieux t'ont promis l'empire de la terre,
Et que tu n'en peux voir l'effet que par la guerre.
Bien loin de m'opposer à cette noble ardeur
Qui suit l'arrêt des dieux et court à ta grandeur,
Je voudrais déjà voir tes troupes couronnées
D'un pas victorieux franchir les Pyrénées.
Va jusqu'en Orient pousser tes bataillons;
Va sur les bords du Rhin planter tes pavillons;

Fais trembler sous tes pas les colonnes d'Hercule,
Mais respecte une ville à qui tu dois Romule.
Ingrate, souviens-toi que du sang de ses rois
Tu tiens ton nom, tes murs, et tes premières lois.
Albe est ton origine; arrête et considère

Que tu portes le fer dans le sein de la mère.
Tourne ailleurs les efforts de ton bras triomphant ;
Sa joie éclatera dans l'heur de ses enfants;

Et, se laissant ravir à l'amour maternelle,

Ses vœux seront pour toi, si tu n'es plus contre elle.

CINNA.

Cinna suivit de près les Horaces, et fut joué la même année. Le pardon généreux d'Auguste, les vers qu'il prononce, qui sont le sublime de la grandeur d'âme, ces vers que l'admiration a gravés dans la mémoire de tous ceux qui les ont entendus; et cet avantage attaché à la beauté du dénouement, de laisser au spectateur une dernière impression qui est la plus heureuse et la plus vive de toutes celles qu'il a reçues, ont fait regarder assez généralement cette tragédie comme le chef-d'œuvre de Corneille; et si l'on ajoute à ce grand mérite du cinquième acte le discours éloquent de Cinna, dans la scène où il fait le tableau des proscriptions d'Octave; cette autre scène si théâtrale, où Auguste délibère avec ceux qui ont résolu de l'assassiner; les idées profondes et l'énergie de style qu'on remarque dans ce dialogue aussi frappant à la lecture qu'au théâtre; le monologue d'Auguste au quatrième acte; la fierté du caractère d'Emilie, et les traits heureux dont il est semé, cette préférence paraîtra suffisamment justifiée. Avant de détailler les raisons peut-être non moins puissantes qu'on peut y opposer, nous croyons devoir traduire le récit de Sénèque, d'où l'auteur de Cinna a tiré son sujet. Il l'avait imprimé avec la pièce, mais en latin; et comme tout le monde sait à peu près par cœur la scène du pardon, on sera plus aisément à portée, en écoutant la traduction de Sénèque, de se rappeler ce que le poète a emprunté au philosophe. Ce morceau se trouve dans le Traité de la Clémence.

Auguste fut un prince doux et modéré, si l'on n'examine

que son règne. Il est vrai que, n'étant que simple citoyen, à l'âge de vingt et un ans, il avait déjà plongé le poignard dans le sein de ses amis, et cherché à faire périr le consul MarcAntoine; il avait partagé le crime des proscriptions. Mais dans la suite, et lorsqu'il avait passé l'âge de quarante ans, pendant un séjour qu'il fit dans la Gaule, on vint lui rapporter que L. Cinna, homme d'un esprit ferme, conspirait contre lui. Il sut en quel lieu, en quel moment et de quelle façon l'on se proposait de l'attaquer. C'était un complice qui était le dénonciateur. Il résolut de se venger, et fit venir ses amis pour les consulter.

Dans cet intervalle il passa une nuit fort agitée, en réfléchissant qu'il allait condamner à la mort un jeune homme d'une naissance illustre, d'ailleurs irréprochable, et petit-fils du grand Pompée.

› Quel changement! On l'avait vu, triumvir avec Marc-Antoine, donner à table des édits de proscription, et maintenant il lui en coûtait pour faire périr un seul homme. Il s'entretenait avec lui-même en gémissant, et prononçait de temps à autre des paroles qui se contredisaient : « Quoi done! laisserai-je vivre

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mon assassin! Sera-t-il en repos tandis que je serai dans les > alarmes ! Il ne serait pas puni, lui qui dans un temps où j'ai › rétabli la paix dans le monde entier, veut, je ne dis pas seule» ment frapper, mais immoler au pied des autels une tête échap»pée à tant de combats sur terre et sur mer, et que tant de » guerres civiles ont vainement attaquée? › Ensuite après quelques instants de silence, et s'emportant contre lui-même plus que contre Cinna: Pourquoi vivre, si tant de gens ont intérêt › que tu meures? Quel sera le terme des supplices? Combien de sang faut-il encore verser? Ma tête est donc en butte aux coups › de toute la jeune noblesse de Rome ! C'est contre moi qu'ils › aiguisent leurs poignards! ma vie n'est pas d'un si grand prix qu'il faille que tant d'autres périssent pour la conserver ! » Son épouse Livie l'interrompit enfin Voulez-vous recevoir, dit› elle, le conseil d'une femme? imitez les médecins : quand les › remèdes usités ne réussissent pas, ils essayent les contraires. Jusqu'ici la sévérité ne nous a servi de rien. Lépide a pris la

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