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Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur,
Mais j'aurai trop de force, ayant assez de cœur.
A qui venge son père il n'est rien d'impossible.
Ton bras est invaincu (*), mais non pas invincible.

LE COMTE.

Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens;
Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.

Je sais ta passion, et suis ravi de voir

Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir;
Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime;
Que ta haute vertu répond à mon estime ;

Et que voulant pour gendre un cavalier (**) parfait,
Je ne me trompais point au choix que j'avais fait.
Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse ;
J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal;
Dispense ma valeur d'un combat inégal;

Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire :
A vaincre sans péril on triomphe sans gloire (***).
On te croirait toujours abattu sans effort;
Et j'aurais sculement le regret de la mort.

D. RODRIGUE.

D'une indigne pitié ton audace est suivie;
Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie !

Retire-toi d'ici!

LE COMTE.

D. RODRIGUE.

Marchons sans discourir.

(*) Corneille s'est encore servi de ce mot dans les Horaces, et Voltaire l'en félicite avec raison: Ce terme, dit-il, n'a été employé que par Corneille et devrait l'être par tous les poètes. Il eût pu ajouter que le père de la tragédie en France ne l'avait nullement inventé, mais qu'il l'avait trouvé dans notre ancienne langue, où pour le tour et pour l'expression il y a encore bien des ressources précieuses à exhumer.

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(**) Langage du temps: expression que l'Espagne venait d'introduire parmi nous et qui serait aujourd'hui d'une familiarité très-déplacée.

(***) Sénèque avait dit dans son traité de la Providence, c. 3: Scit eum sine gloria vinci qui sine periculo vincitur. Corneille, plus qu'aucun autre de nos auteurs, offre une foule de ces pensées, énergiquement rendues, que le bonheur de l'expression grave dans toutes les mémoires et qui deviennent des espèces d'adages, consacrées par l'admiration populaire.

Es-tu si las de vivre ?

LE COMTE.

D. RODRIGUE.

As-tu peur de mourir ?

LE COMTE.

Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère

Qui survit un moment à l'honneur de son père.

Chimène, fille du comte, vient demander au roi d'Espagne le châtiment de Rodrigue, qui a tué Gomès en combat singulier. Rodrigue est défendu par son père.

Scène VIII.

Don FERNAND, roi de Castille, Don DIÈGUE, CHIMÈNE, Don SANCHE.

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D'un jeune audacieux punissez l'insolence;
Il a de votre sceptre abattu le soutien,

Il a tué mon père.

D. DIÉGUE.

Il a vengé le sien.

CHIMÈNE.

Au sang de ses sujets un roi doit la justice (**).

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Pour la juste vengeance il n'est point de supplice.

(*) Voltaire fait remarquer la beauté de cette situation Le premier mot de Chimène, observe-t-il, est de demander justice contre un homme qu'elle adore; et quelle source d'intérêt pour le spectateur! Chimène fera-t-elle couler le sang du Cid? qui l'emportera d'elle ou de don Diègue? Tous les esprits sont en suspens, tous les cœurs sont émus..

(**) On se bornerait à dire aujourd'hui : doit justice.

D. FERNAND.

Levez-vous l'un et l'autre, et parlez à loisir,
Chimène, je prends part à votre déplaisir;
D'une égale douleur je sens mon âme atteinte.
(à D. Diègue.)

Vous parlerez après; ne troublez point sa plainte.

CHIMENE.

Sire, mon père est mort; mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc;
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d'autres que pour vous,
Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre,
Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre.
J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur ;
Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire; la voix me manque à ce récit funeste;
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

D. FERNAND.

Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'hui Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.

CHIMENE.

Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie,
Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie ;
Son flanc était ouvert; et, pour mieux m'émouvoir,
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir;
Ou plutôt sa valeur en cet état réduite

Me parlait par sa plaie et hâtait ma poursuite;
Et, pour se faire entendre au plus juste des rois,
Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.
Sire, ne souffrez pas que, sous votre puissance,
Règne devant vos yeux une telle licence;
Que les plus valeureux, avec impunité,
Soient exposés aux coups de la témérité;
Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire,
Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.
Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir
Eteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir.
Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance

Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance (*)
Vous perdez en la mort d'un homme de son rang ;
Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.
Immolez, non à moi, mais à votre couronne,
Mais à votre grandeur, mais à votre personne,
Immolez, dis-je, Sire, au bien de tout l'Etat
Tout ce qu'énorgueillit un si grand attentat.

Don Diègue, répondez.

D. FERNAND

D. DIÈGUE.

Qu'on est digne d'envie,
Lorsqu'en perdant la force on perd aussi la vie !
Et qu'un long âge apprête aux hommes généreux,
Au bout de leur carrière, un destin malheureux !
Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
Moi, que jadis partout a suivi la victoire,

Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu,
Recevoir un affront, et demeurer vaincu.
Ce que n'a pu jamais combat, siége, embuscade,
Ce que n'a pu jamais Aragon, ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,
Le comte en votre cour l'a fait presqu'à vos yeux,
Jaloux de votre choix, et fier de l'avantage
Que lui donnait sur moi l'impuissance de l'âge.
Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie,
Si je n'eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays, et digne de son roi :
Il m'a prêté sa main, il a tué le comte ;
Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête :
Quand le bras a fail!i, l'on en punit la tête.
Qu'on nomme crime ou non ce qui fait nos débats,
Sire, j'en suis la tête, il n'en est que le bras.

(*) Terme devenu inusité pour soulagement, consolation; mais ce n'est pas sans raison que Marmontel le signale parmi plusieurs mots perdus qui sont à regretter; voyez dans ses Eléments de Littérature, l'article Usage.

Si Chimène se plaint qu'il a tué son père,
Il ne l'eût jamais fait, si je l'eusse pu faire.
Immolez donc ce chef (*) que les ans vont ravir.
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n'y résiste point, je consens à ma peine;
Et loin de murmurer d'un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.

D. FERNAND.

L'affaire est d'importance, et, bien considérée,
Mérite en plein conseil d'être délibérée.
Don Sanche, remettez Chimène en sa maison.
Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison.
Qu'on me cherche son fils. Je vous ferai justice.

CHIMÈNE.

Il est juste grand roi, qu'un meurtrier périsse.

D. FERNAND.

Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.

CHIMÈNE.

M'ordonner du repos, c'est croître (")mes malheurs.

LES HORACES.

La tragédie du Cid se ressentait de son origine; mais rien n'était plus injuste de la part de certains critiques que de reporter à Guillem de Castro, tout l'honneur de cette création. Ce reproche cependant piqua Corneille; il voulut ne rien devoir qu'à lui-même, ne se fier qu'à son génie, et choisit un peuple dont la gloire répondit à ses pensées, à la majesté de son style. Il s'attacha dès lors aux Romains, et, mesurant les hommes de cette nation à la grandeur de ses destinées, il les fit encore plus grands que ne les avait faits l'histoire. Les Horaces joués en 1639, révélèrent toutes les ressources de son génie.

Le sujet des Horaces, dit La Harpe, était bien moins heu

(*) Chef était alors le synonyme de tête. Excepté ce terme tombé en désuétude, remarque ici La Harpe, y a-t-il dans tout ce morceau, si vigoureux, si animé, si pathétique, un seul mot au dessous du style noble; et en même temps, y en a-t-il un seul qui ne soit dans la nature et la vérité?»

(*) Pour accroitre: mais ce verbe ne se prend plus que dans le sens neutre. — Voltaire en a toutefois approuvé l'emploi actif qui se retrouve encore dans Bajazet el dons Esther.

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