Les palmes dont je vois ta tête si couverte LE COMTE. Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens, Je sais ta passion, et suis ravi de voir Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir; Et que voulant pour gendre un cavalier (**) parfait, Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire : D. RODRIGUE. D'une indigne pitié ton audace est suivie; Retire-toi d'ici! LE COMTE. D. RODRIGUE. Marchons sans discourir. (*) Corneille s'est encore servi de ce mot dans les Horaces, et Voltaire l'en félicite avec raison: Ce terme, dit-il, n'a été employé que par Corneille et devrait l'être par tous les poètes. Il eût pu ajouter que le père de la tragédie en France ne l'avait nullement inventé, mais qu'il l'avait trouvé dans notre ancienne langue, où pour le tour et pour l'expression il y a encore bien des ressources précieuses à exhumer. (**) Langage du temps: expression que l'Espagne venait d'introduire parmi nous et qui serait aujourd'hui d'une familiarité très-déplacée. (***) Sénèque avait dit dans son traité de la Providence, c. 3: Scit eum sine gloria vinci qui sine periculo vincitur. Corneille, plus qu'aucun autre de nos auteurs, offre une foule de ces pensées, énergiquement rendues, que le bonheur de l'expression grave dans toutes les mémoires et qui deviennent des espèces d'adages, consacrées par l'admiration populaire. Es-tu si las de vivre ? LE COMTE. D. RODRIGUE. As-tu peur de mourir ? LE COMTE. Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère Qui survit un moment à l'honneur de son père. Chimène, fille du comte, vient demander au roi d'Espagne le châtiment de Rodrigue, qui a tué Gomès en combat singulier. Rodrigue est défendu par son père. Scène VIII. Don FERNAND, roi de Castille, Don DIÈGUE, CHIMÈNE, Don SANCHE. D'un jeune audacieux punissez l'insolence; Il a tué mon père. D. DIÉGUE. Il a vengé le sien. CHIMÈNE. Au sang de ses sujets un roi doit la justice (**). Pour la juste vengeance il n'est point de supplice. (*) Voltaire fait remarquer la beauté de cette situation Le premier mot de Chimène, observe-t-il, est de demander justice contre un homme qu'elle adore; et quelle source d'intérêt pour le spectateur! Chimène fera-t-elle couler le sang du Cid? qui l'emportera d'elle ou de don Diègue? Tous les esprits sont en suspens, tous les cœurs sont émus.. (**) On se bornerait à dire aujourd'hui : doit justice. D. FERNAND. Levez-vous l'un et l'autre, et parlez à loisir, Vous parlerez après; ne troublez point sa plainte. CHIMENE. Sire, mon père est mort; mes yeux ont vu son sang D. FERNAND. Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'hui Ton roi te veut servir de père au lieu de lui. CHIMENE. Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie, Me parlait par sa plaie et hâtait ma poursuite; Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance (*) Don Diègue, répondez. D. FERNAND D. DIÈGUE. Qu'on est digne d'envie, Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu, (*) Terme devenu inusité pour soulagement, consolation; mais ce n'est pas sans raison que Marmontel le signale parmi plusieurs mots perdus qui sont à regretter; voyez dans ses Eléments de Littérature, l'article Usage. Si Chimène se plaint qu'il a tué son père, D. FERNAND. L'affaire est d'importance, et, bien considérée, CHIMÈNE. Il est juste grand roi, qu'un meurtrier périsse. D. FERNAND. Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs. CHIMÈNE. M'ordonner du repos, c'est croître (")mes malheurs. LES HORACES. La tragédie du Cid se ressentait de son origine; mais rien n'était plus injuste de la part de certains critiques que de reporter à Guillem de Castro, tout l'honneur de cette création. Ce reproche cependant piqua Corneille; il voulut ne rien devoir qu'à lui-même, ne se fier qu'à son génie, et choisit un peuple dont la gloire répondit à ses pensées, à la majesté de son style. Il s'attacha dès lors aux Romains, et, mesurant les hommes de cette nation à la grandeur de ses destinées, il les fit encore plus grands que ne les avait faits l'histoire. Les Horaces joués en 1639, révélèrent toutes les ressources de son génie. Le sujet des Horaces, dit La Harpe, était bien moins heu (*) Chef était alors le synonyme de tête. Excepté ce terme tombé en désuétude, remarque ici La Harpe, y a-t-il dans tout ce morceau, si vigoureux, si animé, si pathétique, un seul mot au dessous du style noble; et en même temps, y en a-t-il un seul qui ne soit dans la nature et la vérité?» (*) Pour accroitre: mais ce verbe ne se prend plus que dans le sens neutre. — Voltaire en a toutefois approuvé l'emploi actif qui se retrouve encore dans Bajazet el dons Esther. |