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loin de prévoir la révolution qui allait renverser son empire et le leur.

› Ce ne fut pas Corneille qui annonça cette révolution. Il est difficile de deviner aujourd'hui quel heureux hasard dicta à Mairet sa Sophonisbe, la seule de ses pièces où il se soit un peu élevé au-dessus de son temps. Celle-là même n'apprit rien à son auteur, pour qui elle n'était qu'une bonne fortune; mais il est permis de croire qu'elle révéla à Corneille son génie. En 1633 parut Sophonisbe. Corneille, connu seulement comme poète comique, ne se connaissant pas lui-même sous un autre aspect, incapable de voir la tragédie dans cet amas d'inventions. puériles et bizarres qu'il avait, comme malgré lui, imitées dans Clitandre, Corneille apprend tout-à-coup qu'il peut exister une autre tragédie; au milieu de la trivialité comique à laquelle Mairet n'a su soustraire ni son intrigue, ni le ton de ses personnages, Corneille aperçoit de grands intérêts traités, quelques sentiments peints avec assez de force: la corde sensible a été touchée; ses belles et natives facultés, placées bien audessus du cercle où le retenaient ses habitudes, s'éveillent et demandent à se déployer; c'est hors de ce cercle étroit qu'il ira désormais chercher les sujets de ses tableaux ; il tourne ses regards vers l'antiquité; Senèque se présente, et en 1635 paraît Médée. (Corneille et son temps.)

Cette pièce, quoique mal conçue et mal écrite, se distingue par quelques morceaux d'une force et d'une élévation de style inconnues jusque là. Tel est ce monologue de Médée, imité de Sénèque ailleurs ce pourrait être une déclamation; mais il faut songer que c'est une magicienne qui parle :

Souverains protecteurs des lois de l'hyménée,
Dieux, garants de la foi que Jason m'a donnée,
Vous qu'il prêt à témoin d'une immortelle ardeur,
Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite son parjure,
Et m'aidez à venger cette commune injure.
S'il me peut aujourd'hui chasser impunément,
Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.
Et vous, troupe savante en noires barbaries,
Filles de l'Achéron, Spectres, Larves, Furies,

Fières sœurs, si jamais notre commerce étroit
Sur vous et vos serpents me donna quelque droit,
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes;
Laissez-les quelque temps reposer dans les fers;
Pour mieux agir pour moi, faites trève aux enfers.
Apportez-moi du fond des antres de Cerbère
La mort de ma rivale et celle de son père,
Et, si vous ne voulez mal servir mon courroux,
Quelque chose de pis pour mon perfide époux.
Qu'il coure vagabond de province en province !
Qu'il fasse lâchement la cour à chaque prince!
Banni de tous côtés, sans bien et sans appui,
Accablé de malheur, de misère et d'ennui,
Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compâtisse!
Qu'il ait regret à moi pour son dernier supplice,
Et que mon souvenir, jusque dans le tombeau,
Attache à son esprit un éternel bourreau!
Jason me répudie, et qui l'aurait pu croire!
S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j'ose,
Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose?
Quoi! mon père trahi, les éléments forcés,
D'un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée?
Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée,
Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir,
Et que tout mon pouvoir se borne à le servir?

On peut relever quelques fautes de langage; mais en total ce morceau est d'un style infiniment élevé au dessus de tout ce qu'on écrivait dans le même temps.

Voilà, dit Voltaire, des vers qui annoncent Corneille. Ils annonçaient la tragédie; elle avait enfin apparu à Corneille, et ses traits, bien qu'encore grossièrement ébauchés, ne se peuvent plus méconnaître. Ni l'amour ridicule du vieil Egée, ni le désir puéril que montre Creuse de posséder la robe de Médée, ni le style trop souvent ignoble de ce temps, ni enfin le défaut

d'art qui se fait sentir dans toute la pièce, ne rebuteront de la lecture de Médée ceux qui auront eu le courage de s'y préparer par une légère connaissance du théâtre de cette époque. Il semble, en arrivant là, qu'après avoir erré sans but, sans boussole et sans espoir, on débarque enfin sur une plage ferme d'où l'on aperçoit, dans le lointain, des terres fécondes. L'imagination et la réflexion apparaissent, appliquées enfin à des objets dignes d'elles; des sentiments importants prennent la place des jeux puérils de l'esprit, et déjà Corneille montre comment il saura les exprimer. Déjà l'on voit dans le moi de Médée, supérieur au Medea superest de Senèque, cette concision énergique à laquelle il saura réduire l'expression des sentiments les plus fiers et les plus sublimes. Dans ces vers, qu'il ne doit pas au tragique latin :

Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits?

on ressent combien de force et de profondeur il saura renfermer dans les tours les plus simples; enfin, dans la scène où Médée discute avec Créon les raisons qu'il peut avoir pour la chasser de ses Etats, on reconnaît cette raison puissante et grave, si étrangère à la poésie de ce temps, et qui mérita à Corneille cet éloge du poète anglais Waller : Les autres font bien des vers; mais Corneille est le seul qui sache penser. › C'est déjà cette dialectique pressante et serrée, que le souvenir des études de son premier état, autant peut-être que l'esprit de son temps, fit trop souvent dégénérer en subtilités, mais qui, lorsqu'elle frappe à plein, porte des coups irrésistibles.

Il importe peu de savoir ce que, dans Médée, Corneille a ou n'a pas emprunté de Senèque; ce n'étaient pas les modèles qui, depuis cent ans, manquaient à ses prédécesseurs et à ses contemporains.

Elever à la hauteur des sentiments nobles, des grands intérêts et des grandes pensées, une langue poétique qui n'avait jamais eu à exprimer que des sentiments tendres ou naïfs, et des idées ingénieuses ou délicates, c'était ce qu'avait commencé Ronsard dans la poésie en général; c'est ce que Corncille fit le premier

dans la poésie dramatique, qui, regardée comme une représentation plus exacte de la nature, ne l'imitait que dans les formes grossières par lesquelles elle se manifestait souvent au sein de mœurs où manquaient encore la délicatesse et le sentiment des convenances. Il était fort indifférent que le fond de telle ou telle pensée appartînt à Corneille ou à Sénèque; mais il était essentiel qu'une pensée, quel que fût son premier inventeur, ne fût pas dépouillée de toute noblesse et de toute gravité, par des expressions dont le sens ne pouvait offrir que ces images ridicules; il fallait que des détails d'une familiarité puérile ne vinssent pas occuper une scène destinée à traiter de grands intérêts; il fallait que le langage de personnages élevés dans des habitudes nobles, et soutenus par de grandes passions ou par des desseins importants, ne fût pas celui de la plus basse multitude dans les accès de sa plus grossière colère; il fallait, en un mot, et par la propriété, et par la précision, et par la convenance des termes, établir, entre le ton et le sujet, une harmonie jusqu'alors parfaitement ignorée. C'est ce que ni Sénèque ni aucun autre poète ne pouvait apprendre à Corneille. Son génie seul l'éleva à la hauteur des grandes choses, et il les montra comme il les avait conçues, dans toute leur grandeur.

Après Médée, dit Fontenelle, Corneille retomba dans la comédie; et si j'ose dire ce que j'en pense, la chute fut grande. » (Vie de Corneille.)

Nous ne parlerons donc pas de l'Illusion comique, dernier ouvrage de ce qu'on peut appeler la jeunesse de Corneille, et dans lequel, en prenant congé de ce goût bizarre qu'il devait bientôt anéantir, il s'y est laissé aller avec un abandon qu'on soupçonnerait presque de négligence si le désir du succès avait jamais laissé Corneille négligent. C'est la seule de ses pièces où il ait introduit le Matamore, ce principal personnage de la plupart des comédies de ce temps, emprunté de l'espagnol, comme son nom (Capitan mata-Moros, capitaine tueMores), et dont le comique consiste dans le récit des plus extravagantes prouesses, interrompues à chaque instant par les preuves de la plus insigne poltronnerie.

Depuis Médée, de tels écarts n'étaient plus permis à Corneille; et l'Illusion comique ne mériterait pas qu'on en fit mention si, par une bizarrerie remarquable, la date de sa première représentation ne donnait le droit de penser qu'au moment même où il s'égarait encore de la sorte, Corneille s'occupait déjà du Cid. (Corneille et son temps).

LE CID.

Le génie de Corneille avait enfin reconnu sa route; mais timide et modeste presque jusqu'à l'humilité, quoiqu'il eût le sentiment de sa grandeur, il n'osait encore compter sur luimême et sur lui seul. Pour hasarder des beautés nouvelles, il avait besoin, non d'un guide qui le dirigeât, mais d'une autorité sur laquelle il pût s'appuyer; et c'était dans des imitations qu'il cherchait, non un secours pour ses forces, mais un gage de ses succès. La cour avait mis à la mode l'étude de la langue et de la littérature espagnoles, et les gens de goût y avaient découvert des beautés dont nous étions encore bien loin d'approcher. M. de Châlon, qui avait été secrétaire des commandements de la reine-mère, Marie de Médicis, s'était, dans sa vieillesse, retiré à Rouen Corneille, flatté du succès de ses premières pièces, le vint voir. Monsieur, lui dit l'homme de cour, après l'avoir loué sur son esprit et sur ses talents, le genre comique que vous embrassez ne peut vous procurer qu'une gloire passagère; vous trouverez, dans les Espagnols, des sujets qui, traités dans notre goût par des mains comme les vôtres, produiront de grands effets; apprenez leur langue; elle est aisée je m'offre de vous montrer ce que j'en sais; et, jusqu'à ce que vous soyez en état de lire par vous. même, de vous traduire quelques endroits de Guillermo de Castro. >

Cette anecdote a été racontée par le Père Tournemine, un des régents de Corneille aux Jésuites de Rouen. Mais que Corneille ait dû à lui-même ou à son vieil ami le choix du sujet du Cid, le Cid n'appartint bientôt qu'à lui seul.

Le succès du Cid fait époque dans notre histoire dramatique ;

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