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Encore un coup, dans les salons on n'eut plus nouvelles du philosophe du Val-de-Grâce. Au bout d'un mois, quelqu'un annonçait qu'il avait rejoint ses compagnons de débauche de l'an passé, car on l'avait vu au café; or le café touche au tripot.

Oui, Jean-Baptiste fréquentait le café, mais pour vivre de l'idée, et jamais il n'en avait tant vécu! Il était au café Procope, en plein quartier de la jeunesse, pays latin des plus français, car l'opinion publique avait là le plus de langues.

Au café étaient maintenant les croyances et non plus aux sanctuaires, étaient maintenant les principes et non point à la cour. Aussi la place qu'occupait Jean-Baptiste humant une bavaroise lui valait mieux qu'un banc d'école ou qu'un fauteuil d'académie. — Autour de lui, sans règlement, sans programme, sans ordre du jour se produisaient, se croisaient toutes les questions et sous toutes formes, hardiment, entre hommes. A la porte, le savant laissait son dogmatisme de coterie, l'homme de lettres ses turlutaines de salons. Et tous avaient le coudoiement de l'égalité. Aux nobles déclassés, aux prêtres décrassés, aux avocats fils de bourgeois qui se succédaient là du matin au soir, il importait même peu que Jean-Baptiste eût ou n'eût pas cent mille livres de rente. S'ils faisaient nombre déjà autour de la table que tenait le Prussien, c'est que le Prussien avait fait événement dès son entrée par son mérite seul.

Le premier jour, il s'était abouché au hasard avec un des seuls hommes qui, fidèles même en un tel lieu au bonnet de docteur dont ils s'étaient coiffés, phrasassent doctoralement les physiocrates. Prédicants d'une science nouvelle, ces capucins de l'Encyclopé

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die (1) avaient toute la morgue des latinistes d'autrefois. Comme ils n'argumentaient, disaient-ils, qu'après avoir constaté, ils ne cessaient de dire: Il est incontestable!" A cette incontestabilité, Jean-Baptiste, en humeur de réforme, se laissa prendre. Mais quand il entendit l'apôtre d'une doctrine née du libre examen lui clamer aux oreilles l'avènement du despotisme légal; quand il le vit se déclarer, au nom du produit net, non-seulement l'ennemi du luxe, des manufactures, du commerce, mais aussi de la ville par excellence, Paris!-Jean-Baptiste poussa le plus beau cri de stupeur qu'on eût encore ouï au café Procope. Toutes les têtes se retournèrent, toutes les oreilles se dressèrent, toutes les conversations cessèrent. « Quoi! prétendre que Paris est le gouffre où la France trouvera son tombeau? disait-il. Mais vous parlez comme le czar Pierre Ier du haut des tours de Notre-Dame, monsieur. Mais il n'est pas étrange que la czarine Catherine ait appelé un des vôtres en consultation. Mais en détruisant Paris vous anéantiriez non-seulement l'Ile-de-France, mais la France entière. Ah! répétez plutôt avec Bernardin de Saint-Pierre qu'il ne faudrait pas d'autre ville en France que Paris! » Et le voilà récitant le passage : « J'aime Paris!... non-seulement parce que cette ville est le centre de toutes les jouissances du royaume, mais parce qu'elle est l'asile et le refuge des malheureux. C'est là que les ambitions, les préjugés, fes haines et les tyrannies des provinces viennent se perdre et s'anéantir; là, il est permis de vivre obscur et libre; il est permis d'être pauvre sans être méprisé. L'homme affligé y est distrait par la gaieté publique, et le faible s'y sent fortifié des forces de la multi

(1) Grimm, Correspondance.

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tude (1).» Jean-Baptiste récita ces choses avec l'accent d'une foi si forte que tous les habitués s'étaient rapprochés. Et comme il ajouta en demi-ton: « Il ne faut pas confondre Versailles avec Paris, " tous applaudirent. Aussi, quand il leur eut appris de sa propre bouche que le fameux adversaire de M. Court, l'audacieux apologiste de la nation juive et le maître en l'escrime du grand argument n'était autre que lui-même, Jean faillit être embrassé par le groupe, tant ils l'enveloppèrent d'une admiration semibouffonne, semi-sincère. Il eut donc aussitôt sa marque, son titre; et quelques semaines après, s'étant préparé, ayant écouté, il bataillait comme les autres de omni re scibili et quibusdam aliis. Le fait est qu'il mit au service de toutes les questions pendantes, politiques et sociales, toutes les forces d'une argumentation employée jusqu'alors au développement d'un syllogisme unique. Le fait est qu'il n'avait encore eu de vues que sur les consciences prises individuellement et qu'il se souciait maintenant de la santé des nations et du jeu de l'organisme européen. Le fait est qu'il embrassa un horizon presque aussi vaste que celui de ses rêves aérostatiques. Enfin le fait est que de philosophe le voilà devenu patriote.

Il parle! Ecoutez donc (2): comme il démontre bien que le rêve autrichien de la monarchie universelle est désormais irréalisable grâce à la Prusse, et surtout grâce à la multiplicité des intérêts commerciaux;-comme il signale l'empire universel des Anglais sur les mers déjà ébranlé par la fondation des États-Unis, mais pouvant être entièrement détruit par une insurrection de Tippo-Saëb dans les

(1) Cloots, Vœux d'un Gallophile. (2) Cloots, Vœux d'un Gallophile.

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Indes;-comme il se lamente, un autre jour, sur cette pauvre France, tributaire d'Amsterdam, de Genève, de Gênes pour les emprunts; de Rome pour la religion; de Londres pour le commerce; des treize Cantons pour les soldats! « Je voudrais voir une carte géographique où l'on donnât à chaque État une grandeur territoriale équivalente à ses revenus réels et disponibles, eu égard à ses dettes ou à ses fonds dans l'étranger. La Hollande s'y étendrait prodigieusement aux dépens de l'Angleterre même, de la France et du reste de l'Europe. » Un autre jour c'est de la chasse, et il souhaite l'abolition de ces capitaineries qui enlèvent plus de trois millions de rente à l'État par le dégât des terres. « Puissent les cruels termes de Vostelet et d'Hallali n'entrer jamais dans le vocabulaire du jeune Dauphin! Une autre fois il parle impôts, blâme leur perception, réclame une répartition plus égale. Point de péages sur les rivières! Point de commis à l'intérieur du royaume! Puis il disserte sur la multiplication de l'espèce humaine, sur la suppression de tout régiment étranger. « On ne soulage pas les campagnes en faisant porter le mousquet à des mercenaires. » Et sur le rachat des captifs d'Alger Chaque racheté, dit-il, donne lieu à la captivité de deux chrétiens. » Et puis encore: « Qu'on institue un ordre pour l'encouragement de l'agriculture, des arts et métiers! Que le roi n'admette dans ses troupes que des officiers pauvres au lieu d'une noblesse riche! Loin d'entraver l'émigration, qu'on la protége!" — Mais une question qu'il aimait à ramener souvent, à débattre chaudement, à développer longuement, c'était celle des frontières de France (1). Après avoir donné à l'Autriche la

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(1) Cloots, Vœux d'un Gallophile.

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Valachie et la Moldavie ; à la Prusse Dantzig, la Posnanie et Gnesne; à la Hollande, la Frise; il assignait à la France les bords du Rhin, en commençant par le duché de Clèves. « Pour Cologne, Liége, Trèves, Mayence, Spire, on prendra des arrangements subséquents. Mais d'abord, avant tout, que Clèves, ma vallée, mon berceau, soit réunie à la France! Singulier vœu pour un Prussien! remarquaient-ils tous. Messieurs, veuillez donc bien ne voir en moi qu'un Gallophile(1). » Et c'est parce qu'il afficha ce titre qu'il se crut en droit d'afficher ses vœux plus haut encore. Il avait le coup de langue, il risqua bientôt le coup de dents, et chaque jour il trancha plus avant dans le sacré. Le fait est qu'on lui dit un soir : « Prenez garde! » que le lendemain on le prévint encore, et que bientôt, à son entrée, il ne fut plus salué que par ces mots : « Quoi! vous n'êtes pas arrêté pour ce que vous dites hier (2)? Mais le fait est qu'il répondait toujours : « M'arrêter pour des vœux! moi! quand un archevêque n'a osé me lancer un mandement! quand j'attends encore un réquisitoire de Séguier pour mon livre!..... » Le fait est pourtant qu'un beau matin un inconnu se présentait chez lui pour lui signifier que M. Lenoir, lieutenant de police, le demandait; et le fait est que Jean-Baptiste suivait l'homme. Il y avait trois mois qu'il politiquait patriotiquement chez Procope. Monsieur, lui dit M. Lenoir, sec et bref, il faut vous taire ou partir d'ici.-Comment?- Un mot de plus et l'on vous met à la Bastille. Moi! sujet de Sa Majesté Prussienne? Oui, qui courez le monde sans permission. Quoi! mon ambassadeur prétend?... » Une pudeur subite

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(1) Cloots, Vœux d'un Gallophile.
(2) Cloots, Appel au genre humain.

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