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teur respecté de Voltaire lui-même; il s'en empare et l'habille en Turc. En Turc? Oui bien. Je dis : en Turc.

Après les Chinois, purs déistes, celui des peuples que le dix-huitième siècle aimait le mieux au monde, c'était' le Turc. Le Turc était l'image de la tolérance, de l'abstinence, de la charité. Il pratiquait le mahométisme, la première, la plus pure, la plus répandue des religions révélées. Le mahométisme faisait chaque jour des progrès au Japon, en Cochinchine, aux Indes. Les jésuites revenant de mission le racontaient eux-mêmes, le chanoine Cornélius de Pauw le répétait dans ses ouvrages. Il n'est donc pas étrange que Jean-Baptiste fût persuadé de la vertu des mahométans en général et des Turcs en particulier. Au reste, comme il était à table un jour avec le prince Radziwill, qui revenait d'Orient, et comme il s'étonnait que le prince ne bût rien que de l'eau: « Mon ami, lui répondit ce gracieux seigneur, mon christianisme est heureux d'en avoir été quitte à si bon marché; car la concurrence de Mahomet l'avait mis à deux doigts de sa perte. Chez nous la vertu gît sur la langue; chez les Musulmans, c'est dans le cœur (1). »

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Donc, parce qu'il croyait aux croyants, Jean-Baptiste coiffa Bergier d'un turban, lui coupa le prépuce, le salua iman, et, retournant son nom, l'appela Ali-Gier - Ber. Puis il dit au masque : « Au temps où tu étais docteur en théologie, tu démontras savamment la certitude des preuves du christianisme; aujourd'hui que tu es alfaki, tu vas me démontrer dans les mêmes termes et par les mêmes raisons la certitude, des preuves du mahomé

(1) Cloots, Certitude des preuves du mahométisme.

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tisme. Sous le nom de Bergier tu prétendis réfuter le Déisme par lui-même; sous le nom d'Ali-Gier-Ber, tu réfuteras le Révélationisme par lui-même, et pendant la comédie, moi philosophe, mon argument en main, je fesserai rationnellement tous les Bergier du monde: iman, prêtre, lama, bonze, brahmine ou talapoin. Voilà, j'espère, un cadre où mon érudition pourra se produire tout à l'aise. On verra alors non-seulement si je sais mon catéchisme et celui des autres, mais si j'ai négligé d'étudier les livres de mes adversaires. "

A peine a-t-il conçu qu'il veut exécuter. Mais il lui faut le recueillement, la solitude. Le voilà en quête d'une Thébaïde. Eh bien! sa Thébaïde sera la vallée de Clèves. Oui, Jean-Baptiste se résout d'abandonner Paris, de s'exiler de France. Il jure de n'y revenir jamais qu'avec le titre bien reconnu cette fois de philosophe ou de s'ensevelir à toujours dans son château du Val-de-Grâce. Et d'une traite il arrive à Clèves; à peine arrivé il entre en cellule, à peine en cellule il se met à l'œuvre (1).

Avec quelle ardeur! quelle volupté! quelle abondance! Ardeur toute virginale! abondance toute germanique! Il va tout courant, sans se refroidir un moment ni se soucier des négligences de style. Plutôt l'incorrection que la platitude!

L'idée qu'il développe est si claire que ses nombreux germanismes ne sauraient l'obscurcir. Et les feuilles s'entassent, les notes se multiplient; chaque page écrite la veille se décuple le lendemain. Ce n'est pas une brochure qu'il lui faut, mais bien un volume; les semaines se passent, les mois aussi; il écrit encore; voilà cinq

(1) Cloots, Vœux d'un Gallophile.

cents pages. Achèvera-t-il jamais? Il achève enfin. Exegi monumentum perennius are! La justesse du grand argument, la vertu merveilleuse de la pierre de touche est prouvée d'une manière pleinement démonstrative et tout à fait irréfutable. C'en est fait du Révélationisme à mille lieues comme dans mille ans d'ici!« Ah! s'écria-t-il, si les imans, après avoir lu cet ouvrage-ci, persistent néanmoins à abuser les hommes, quelles épithètes ne mériteront-ils pas! L'aveuglement où leurs préjugés les jetaient ne les excusera plus désormais. S'ils étaient sages, ils avoueraient sincèrement leur défaite et tàcheraient de s'attirer une confiance réelle en abjurant des opinions justement discréditées. Après avoir présenté leur abjuration au souverain et demandé solennellement pardon à Dieu d'avoir enseigné des dogmes inférieurs à sa majesté, contraires à sa providence et pernicieux à l'homme, ils signeraient la Profession de Foi du Théiste. Après une démarche aussi sensée, ils pourraient continuer leur ministère sous le nom de moralistes... Un salaire honnête leur serait assigné, et le superflu de leurs richesses immenses formerait un fonds destiné à secourir les pauvres et les malheureux, une caisse de bienfaisance! Choisis parmi les citoyens intègres et vertueux, ces moralistes deviendraient l'admiration de l'univers ! J'ose me flatter que nous ne sommes pas loin de l'époque heureuse où se réalisera ce que la vérité et l'humanité me dictent. Déjà quelques têtes couronnées rougissent de voir leurs trônes ternis des fumées de l'encensoir. Déjà plusieurs prélats ouvrent les yeux : les lumières de la raison commencent à éclairer l'auteur et la victime des préjugés, le peuple!... » Et, dans l'orgueil de l'enfantement, l'immortel auteur de la Certitude des Preuves du Ma

hométisme rendit grâce à l'éternel Auteur de toutes choses (1)!

Mais pour opérer à mille lieues comme dans mille aus d'ici, tout manuscrit doit se faire livre. S'exprimer en français, n'imprimer qu'en Hollande, c'est le propre du libre penseur. Heureux Jean-Baptiste! la Hollande est à sa main : d'une poste il arrive à Maëstricht, chez le libraire Du Four. M. Du Four prend l'ouvrage, le feuillette, examine; il hésite. L'écriture est trop menue; M. Du Four demande du temps. Du temps! Jean-Baptiste ne saurait attendre. Il salue bien M. Du Four et prend la route d'Amsterdam (2).

Ah! le beau compagnon que c'était pendant la route! Quelle hardiesse d'allure! quelle aménité d'âme! Comme il a bien le contentement de soi-même! Son cœur est grand ouvert. Toutes les filles lui semblent belles, et tous les hommes sont vraiment bons. C'est avec bonheur qu'il offre au premier venu place dans sa voiture!... Et quand ce premier venu lui a volé sa bourse, il rit luimême de l'aventure. Manières de fou, direz-vous. Non pas; tenue de philosophe! Jean-Baptiste avait travaillé pendant quatre ans, quinze heures par jour, à devenir tel, et tel il était bien. Sitôt imprimée, son œuvre en témoignera (3).

Viam le libraire imprima. Le volume fut de format in-12, comme l'ouvrage de Bergier qu'il réfutait, format de propagande, bien à la main, et pouvant se glisser sous le manteau. Mais quand Jean-Baptiste vit sortir la dernière feuille, qu'eut corrigé la cinq cent vingt-sixième

(1) Cloots, Certitude des preuves du mahométisme.

(2) Cloots, Vœux d'un Gallophile.

(3) Cloots, Vœux d'un Gallophile.

page et rallongé d'un doigt la deux cent quarantedeuxième note, l'idée lui vint d'un supplément. Ce n'est pas qu'il fût pris de doute sur la solidité du grand argument l'argument était assis au mieux sur les deux cent quarante-deux notes; mais Jean-Baptiste ne pouvait se résoudre à se séparer de son œuvre. Il tenait à prolonger le plaisir de se sentir imprimer pour la première fois, tout en songeant à racheter par l'épaisseur du livre la petitesse de son format. Son portefeuille regorgeait, il n'eut qu'à choisir. Il prit d'abord les deux lettres qu'il avait écrites, en 1775, au cousin Montesquiou le théologien; puis une protestation solennelle des philosophes en forme de dialogue; puis une dispute entre un croyant lettré et un incrédule sans lettres, puis encore un dialogue entre un jésuite et lui; puis son soliloque des plus singuliers, une complainte sacerdotale des plus bouffonnes, une harangue des plus éloquentes; il prit tout cela, c'était tout prendre : le portefeuille entier passa dans le volume. Enfin, après avoir fait preuve de tant de savoir, de logique, de critique, il ne fallait plus au débutant qu'afficher un peu de modestie afin de grossir encore sa gloire. Jean-Baptiste donna place à ce sentiment dans un petit avis au lecteur qui termina le livre, et le livre parut (1). Il parut, mais sous l'étiquette « Londres, » quoique publié à Amsterdam; mais avec le millésime 1780, quoiqu'on l'eût achevé d'imprimer en 1779 (2); mais signé seulement du pseudonyme, anagramme de Bergier, Ali-Gier-Ber. Bref il parut, mais comme doit paraître un livre dangereux, avec tout l'éclat du mystère.

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(1) Cloots, Certitude des preuves du mahométisme. (2) Chronique de Paris.

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