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Voilà l'Europe déroutée pour longtemps, s'était écrié Mirabeau en s'entendant saluer, après le 19 juin, Riquetti l'aîné. L'inquiétude de Jean-Baptiste, d'Anacharsis veuxje dire, ne fut pas moindre, réflexion faite. Pendant près de deux mois, l'Orateur n'avait-il pas vécu sous sa désignation chrétienne? N'était-il pas à craindre que le genre humain ne voulût pas reconnaître son mandataire dans Anacharsis, ou que, le voulant même, il n'eût peine à les confondre encore en une seule et même personne? Anacharsis devait donc faire acte d'Orateur au plus vite. Mais, quelque envie qu'il eût d'officier, il courait risque d'attendre, car ses fonctions n'étaient pas de tous les jours. Par bonheur, Messieurs de la Commune forcèrent les envoyés du genre humain de recourir à lui. On exigea une attestation de présence, signée de l'Orateur, pour délivrer à chacun des membres de l'ambassade la mé

daille fédérale, le cordon tricolore et la patente urbaine. L'Orateur certifia donc en ces termes :

Au chef-lieu du Globe, le...

« J'atteste et fais savoir à tous les hommes libres de la terre que... (Joseph Cajadaer Chammas), membre du Souverain opprimé de..: (la Mésopotamie), a eu l'honneur d'assister à la fédération du 14 juillet, en vertu d'un décret émané de l'auguste sénat français, le 19 juin de l'an Ier.

"ANACHARSIS CLOOTS,

<< Orateur du genre humain à l'Assemblée nationale de France (1). »

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Si ce certificat prouvait en faveur de Joseph Cajadaer Chammas, par exemple, il témoignait aussi que le certifiant Anacharsis Cloots était bien le même que le JeanBaptiste Cloots de l'Adresse aux commettants, qui luimême n'était autre que M. de Cloots du Val-de-Grâce, orateur du comité des étrangers au 19 juin, et, depuis la fédération, seul orateur accrédité du genre humain. Désormais plus de doute !...

Tant de courage, d'entêtement, de logique avait mis fin aux rires. Les plus railleurs même saluaient Anacharsis comme on salue un fou solennel. Quant aux étrangers, ils pouvaient déjà tous, quels qu'ils fussent, bénir le Clévois d'avoir appelé sur eux l'attention de l'auguste sénat, car le 6 août était décrétée l'abolition du droit d'aubaine (2). A cette même heure, Jean-Baptiste s'aventura pour la troisième fois à la tribune jacobine,

(1) Cloots, Dépêche à Hertzberg, 1791.

(2) Voir sur ce droit l'Encyclopédie méthodique.

mais sans avoir en tête ni le roi ni les prêtres. La GrandeBretagne était en hostilités avec l'Espagne alliée de la France; on prévoyait une intervention prochaine dans la querelle, et nombre de patriotes, trop ardents, projetaient d'opérer une descente en Angleterre même. Jean-Baptiste vint déclarer et démontrer qu'une telle expédition serait folie, vu l'état présent de la marine de France; qu'il ne s'agirait pas là d'un coup de main, mais d'une longue et rude expédition; qu'il fallait donc, avant tout, dominer sur mer, avoir force murailles de bois; et, sur ce, il réclama toute la sollicitude des frères et amis pour le département de l'Océan si négligé sous l'ancien régime. Non-seulement les frères et amis l'applaudirent cette fois, mais le Moniteur Panckoucke tint à honneur d'insérer sa motion (1). Et pourtant, un jour à venir, ce sera pour avoir tenu le même langage qu'il sera déclaré traître par ces mêmes Jacobins et jeté sous le couteau!... Mais pourquoi dire la mort quand s'épanouissent ses plus belles heures!...

On allait renouveler le corps municipal parisien. Le nom de Cloots figura sur les listes de candidats (2). L'Orateur prussien-français siégeant à la Commune de Paris sans être naturalisé d'office, quel triomphe pour la cause universelle ! « Dites pour l'aristocratie,

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repar

tit Anacharsis au grand étonnement des patriotes! Me nommer, ce serait compromettre ma personne et la cause. Les démophages m'accuseraient d'intrigues, me taxeraient d'ambition; et qu'alors ils auraient beau jeu à demander l'expulsion des étrangers! Non! laissez-moi

(1) Moniteur.

(2) Camille Desmoulins, Révolutions de France et de Brabant.

habiter la France comme Anacharsis habitait la Grèce, en nomade. Point d'écharpe municipale ni de chaise curule. Je ne veux d'autre magistrature que celle dont la nature et l'éducation m'ont revêtu: la voix et la plume (1). "

La prudence de l'Orateur égalait donc son zèle! Il le prouva de reste encore à la nouvelle des troubles de Nancy. Les plus chauds patriotes criaient : « Vivent les Suisses! vive Châteauvieux ! » Anacharsis condamna le régiment révolté. Ce n'est pas qu'il imaginât d'accorder l'obéissance passive avec les droits de l'homme, ni de justifier les officiers, tous nobles, qui refusaient de compter avec leurs troupes, encore moins d'excuser Bouillé le massacreur; non, sa douleur fut peut-être aussi grande que celle qui foudroya Loustalot, le premier journaliste qui mourut malade de sa patrie. Mais il vit l'unité de la France compromise par des étrangers, et comme étranger il protesta. Il vit la révolte gagner la caserne quand déjà elle était à l'église, et il cria : « Point de larmes! sauvons la discipline! Faites monter les soldats au rang d'officier, voilà le remède!... Mais les Suisses, aux galères (2)!...,

Bien des patriotes murmurèrent à ce cri, mais la rumeur ne dura guère, car Jean-Baptiste prit aussitôt revanche avec les assignats. Indigné des sophismes et des manoeuvres de l'ami Dupont et compagnie qui cherchaient à égarer l'opinion publique sur la monnaie sacrée, il monte à la tribune des Jacobins pour la quatrième fois, et le voilà plaidant la cause vitale de la révolution, l'émis

(1) Camille Desmoulins, Révolutions de France et de Brabant. (2) Chronique de Paris.

sion des petits assignats, qui mettait le pauvre de la partie et lui donnait droit d'élever la voix. Discours prophétique!... Il parla finances avec des images qui semblaient détachées du Coran et de la Bible; il promit au peuple français, comme Moïse au peuple d'Israël, la manne du désert avant d'entrer dans la terre promise. Cette fois, quel triomphe! Le discours, imprimé dans tous les journaux, fut lu dans toutes les sections de la capitale. Mais quel accueil aussi fut-il fait à l'orateur dans les salons « Grâce à vous, lui disait-on, nous aurons donc des feuilles de chêne gratis et du pain à un écu la livre; les artisans s'ameuteront en ne gagnant qu'un louis par jour; la chaussure de l'humble fantassin coûtera plus cher que le brillant cothurne des rois? » Mais, ferme dans ses principes, Anacharsis se moqua des sornettes et attendit le futur contingent avec une quiétude inébranlable (1). Comment non? Une lettre lui arrivait en ce moment qui fut pour lui tout miel. Était-ce la réponse d'Edmund Burke? Non, la lettre venait d'Allemagne. Quoi ! le chanoine se risque à Paris? Il s'agit bien de chanoine! dites un prince, s'il vous plaît, Altesse allemande, ayant palais, . cour, armée, paysans mainmortables. Et quelle Altesse? le landgrave de Hesse-Cassel, hier encore maquignon de ses propres sujets! L'éloquence d'Anacharsis n'opère donc plus seulement sur les peuples, elle entraîne les cours. Oui, cette Altesse rêve de venir non sur Paris tambour battant, comme il y a six mois, mais à Paris citoyennement; et c'est l'Adresse aux commettants qui a fait cette conversion, un miracle! Quel spectacle si, gagnés par l'Orateur, les princes tudesques et autres

(1) Cloots.

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