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ingénûment qu'il n'avait envie de commander à personne, quelle que fût la taille.

Mais alors, pourquoi s'être laissé conduire à Berlin si docilement? Pourquoi? Parce que Berlin avoisinait Potsdam, et qu'à Potsdam c'était son roi, c'était son oncle, philosophes tous deux, et qu'il les voulait voir. Il les vit, et la surprise fut belle pour le jeune homme de se trouver en face d'un roi sans étiquette, ni ministres, ni culte; d'autant plus grand qu'il lui apparut simple et faisant amitié avec l'oncle de Pauw, qui lui parlait franc (1). Ah! quel roi! Mais aussi quel oncle! Sa vue seule lui révéla certains mystères de sa propre nature. Car, si JeanBaptiste tenait de ses ancêtres paternels le rang et la fortune, ne devrait-il pas, par un hasard singulier, au sang maternel seul cette virilité d'âme qui déjà lui pointait? Il apprit, en effet, qu'en Hollande il y avait bien des tonnes d'or et des marchands, mais qu'on y comptait aussi des caractères, des citoyens, et que chez les de Pauw le stoïcisme était de race. Jean-Baptiste s'appelait Jean-Baptiste par reconnaissance envers l'ancêtre aux écus; l'oncle Cornélius de Pauw se nommait, lui, Cornélius, en mémoire d'un bien autre parent: Cornélius de Witt, martyr de la liberté républicaine (2). Non moins de trempe que les de Witt avait été cet Adrien de Pauw, si redouté de Mazarin, ennemi juré du prince d'Orange, et qui avait signé comme plénipotentiaire de la Hollande au traité de Westphalie (3). Quant au frère de madame la baronne de Cloots, il n'avait en rien dégénéré, quoique à

(1) Cloots, L'Orateur du genre humain, 1791.
(2) Biographie des Hommes vivants, 1805.
(3) De Garden, Traités de paix.

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la cour de Prusse; car Frédéric disait de lui: « C'est le premier homme qui ne me flatte jamais (1). »

Le jeune homme se sentit donc heureux et fier d'être aussi près d'un pareil oncle; il s'acclimata dans l'école par amour aussi pour M. de Boaton, qui faisait les vers non moins bien qu'il enseignait l'exercice (2); bientôt même il se laissa gagner par l'étude dès qu'il vit que, exercice à part, les éléments de la guerre parlaient tout à l'esprit. Ce n'était plus en effet des mots qu'il apprenait, mais quelque chose. Mathémathiques, histoire, droit naturel philosophie wolphienne, Jean-Baptiste put toucher à tout, délicatement, c'est vrai, mais assez pour le mettre en goût de connaître davantage (3). Une supériorité qu'il ne se soupçonnait guère, et qu'il eut seul sur tous ses camarades, fut de n'avoir pas à désapprendre l'idiome de son pays. S'il bégayait l'allemand, il phrasait merveilleusement bien le français, et cette langue était d'ordonnance à l'école de Berlin, comme à l'école militaire de Paris c'était l'allemand (4). A trois cents lieues hors de France, Jean pouvait donc encore se croire en France.

Or un jour que, tout chaud d'un problème résolu, il se rafraîchissait d'air à la fenêtre : Qu'est-ce cela? Des cadavres dans la rivière !... Il appelle. - Ah! que voulez-vous! ce sont des soldats. Jean-Baptiste ne comprit rien à cette réponse, qui avait toute l'obscurité d'un problème. A quelque temps de là, un soir qu'il étudiait le droit naturel de Vattel (5):

Qu'entends-je? Une

(1) Cloots, L'Orateur du genre humain.

(2) Cloots, Vœux d'un Gallophile.

(3) Encyclopédie méthodique, art. ÉCOLE MILITAIRE. (4) Encyclopédie, art. ÉCOLE MILITAIRE.

(5) Vattel, édition Pradier Fodéré, préface.

T. 1.

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décharge de mousqueterie du côté de la place d'armes! Ce n'est pourtant pas l'heure de l'exercice.-Et le lendemain il apprenait que douze à quinze braves légionnaires s'étaient brûlés la cervelle aux oreilles mêmes du roi. Ils se sont suicidés? Oui, les uns préfèrent leur fusil, les autres la rivière, à moins qu'ils n'aiment mieux commettre un délit qui les conduise à l'échafaud : en ce cas, ils meurent chrétiennement, puisque c'est la main d'un autre qui les tue, celle du bourreau. Mais, encore

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un coup, pourquoi mourir?- Mais l'ennui... - L'ennui? Oui, l'ennui, le dégoût dévoraient la plupart de ces beaux grenadiers que M. de Boaton lui faisait admirer à la parade (1). — Où suis-je donc? commença à se dire Jean-Baptiste. Sous le despotisme militaire, hélas!... Et ce qu'il n'avait pas vu d'abord, ébloui par les vertus philosophiques de son oncle et par la simplicité d'allures de son roi, lui surgit en spectacle de toutes parts. Or quel spectacle! Dans la rue, des mendiants, vieux, meurtris, loqueteux, avec des restes d'uniformes. Ceux qui ne sont pas morts d'ennui ou sur le champ de bataille, les voilà mourants de faim. Il passe devant un corps de garde : cris d'enfant, ou de comédien, ou de garçon de boutique. Un père, un intendant, un maître les a dépêchés aux soldats pour être roués de coups. Justice à la turque! Quel est cet homme d'une physionomie si intelligente, mais d'une tenue si gauche sous l'habit bleu et qu'un sergent insulte? Professeur arraché de sa chaire, enrôlé par ordre. Et cet autre qui reçoit la schlague? Curé que le général Wolfersdoff a enlevé de son presbytère, enrôlé de force.

(1) Chronique de Paris, journal, 1792, ou Feuille villageoise, journal, même année. Article de Cloots.

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Jean-Baptiste gagne la campagne et il est témoin de l'arrestation de deux superbes capucins: ils iront porter le mousquet à Potsdam dans le premier bataillon des gardes. Il entre chez une paysanne; son fils est venu au monde tout contrefait. Il plaint la pauvre mère : « Monsieur, lui répond la femme, votre mère est plus à plaindre que moi, car vous ne porteriez pas l'uniforme si vous aviez le bonheur d'être estropié. Ce même jour, en rentrant à Berlin, il rencontra une bande de recrues. Sur la poitrine de chaque homme était tracé à la craie le nombre de pieds et de pouces qui faisait à tous leur malheur. C'étaient pour la plupart d'anciens détenus. Quelque temps avant l'expiration de leur peine, on les avait nourris de harengs salés, et ils n'avaient eu un verre d'eau qu'après avoir signé leur engagement comme soldats. Au moment où ce troupeau de recrues qu'on menait à la caserne passait la porte de la ville, un troupeau de bœufs qu'on menait à la boucherie se présenta. Jean-Baptiste n'hésita pas à préférer le sort de ces derniers (1). Dès lors Berlin, son école, et les sciences qu'on y apprenait, et la langue même qu'il y parlait, et l'uniforme qu'il y revêtait, tout lui devint odieux. « Quelle est donc cette patrie, disait-il, où la bonne mine et la riche taille sont regardées comme une malédiction? où l'on expose les vieillards comme on fait en Chine les nouveau-nés (2)? Que me fait cette école où l'on m'enseigne les mathématiques, le droit naturel, l'histoire, avec l'intention de me confisquer un jour toutes les forces acquises par l'étude au profit de cette barbarie même? Et cette langue, que

(1) Chronique de Paris, 1792. (2) Chronique de Paris, 1792.

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j'estimais comme le truchement le plus parfait de mes pensées, dois-je ne la pratiquer jamais que pour me distinguer des hommes à qui je commanderai, que pour mieux me faire craindre?» Puis, regardant son uniforme : « Je le croyais un symbole de camaraderie, quelle enseigne de servitude!... Ah! comme il me pèse!... » Ainsi Jean-Baptiste repassa dans son esprit, et chaque jour davantage, car sa raison se fortifiait avec ses organes. Et c'était en dépit de M. de Boaton, qui lui répétait sans cesse :

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Puisque vous ne serez jamais le battu, que vous serez toujours le battant»; en dépit de son oncle aussi, qui parfois lui murmurait : « Mon neveu, soyez officier comme je suis chanoine; prenez toujours le titre; » en dépit du baron son père enfin, qui, conseiller privé, tranchait de l'homme d'État et lui écrivait: « Mon fils, vous êtes d'une monarchie qui se fonde. Attendez pour mieux voir. »

Mais l'ennui, sans plus attendre, s'emparait déjà du jeune homme. Ennui plus vif que jadis au collége, car cette fois il y avait plus à mordre; ennui de grenadier!... Il allait donc s'anéantissant de jour en jour, comme tant d'autres; il était près de perdre tout ressort: ses espiégleries même d'enfance ne lui revenaient plus en mémoire,―quand, un matin, en classe de philosophie, comme on commentait avec toute la monotonie disciplinaire Cicéron et Platon, M. Sulzer, le professeur, qui avait été embrigadé aussi de force à l'école, leur dit à tous : « Messieurs, souvenez-vous bien, souvenez-vous toujours que la voie d'autorité est une voie de perdition (1). » Ah! cette parole fut une lumière qui soudain éclaira son néant. Que dis-je? ce fut en lui comme un coup de tonnerre qui l'é

(1) Cloots, Lettre sur les Juifs.

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