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gir (1). Mais quel silence aux frontières! Les Pyrénées sont muettes et de France n'apportent aucun bruit. Est-ce encore partie remise? Non! Ce silence dit au contraire l'avénement de la vie nouvelle et sa toute-puissance.- Silence d'étouffement! Les rois ont peur qu'elle ne déborde! Mais un cri éclate, le plus puissant du siècle et que rien ne peut étouffer, frappant toutes les oreilles, ébranlant tous les cœurs Paris est en insurrection! La Bastille est prise!... Avec le monde entier Jean-Baptiste l'entend; d'un bond il est en France et libre !

Il avait trente-quatre ans quand il prit la cocarde.

(1) Cloots.

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Libre!... Était-ce bien une terre de liberté qu'il foulait?...

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A première vue, tout moins grand connaisseur des causes et des effets que Jean-Baptiste en eût douté. C'était à retourner en terre d'inquisition. Villes et villages étaient en armes; tous les visages marquaient l'effroi, et de toutes parts le tocsin sonnait. Qu'y a-t-il? -Des brigands brûlent les moissons, ravagent les vignes, égorgent sur les routes. Qui les a vus? Personne! Mais qu'un coup de feu éclate en plaine: « Les voilà! » s'écrie-t-on; et chacun d'être sur le qui-vive (1). Ces jeux de la terreur firent sourire Jean-Baptiste. « J'arrive à point, dit-il. Voilà bien les signes de l'affranchissement à sa première heure, et j'assiste au passage de la servitude à la liberté. Les vieilles institutions ne sont plus; les liens sont bien rompus; l'homme est tout à lui-même :

(1) Révolutions de Paris, journal.

c'est la révolution!... » Et s'étonnant que l'individu eût encore tant d'énergie conservatrice après tant de siècles d'esclavage: « L'autre monde se créera ici-bas! jura-t-il. » Et il alla en avant, les yeux toujours vers Paris.

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A chaque relai, presque à toute heure, par où qu'il passat, on arrêtait sa voiture. Pardonnez, monsieur, disait le caporal improvisé, si nous poussons la police aussi loin; un peuple ne peut prendre trop de précautions lorsqu'il veut conquérir sa liberté. Courage, braves citoyens, répondait Jean-Baptiste, vous l'aurez, cette liberté, car vous en êtes dignes! » Et qu'il était heureux alors de voir sa cocarde lui servir de passe-port! Tous respectaient le signe de ralliement. Ils ont déjà l'instinct du civisme, pensait-il. Parfois on lui demandait : « Êtesvous du tiers état?" Et Jean-Baptiste, émerveillé de cette question : "Baron en Allemagne, répondait-il, mais citoyen en France (1)! » Et, non moins émerveillé dé cette réponse, l'interrogeant criait avec lui : « Vive la nation! "

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La nation!... Ah! en quel pays d'Europe les hommes pouvaient-ils mieux pousser ce premier cri d'union que dans ce pays-là même où Jean-Baptiste faisait route, cette belle France, indivisible toute par sa nature? Sa situation entre deux mers et deux chaînes de montagnes, la direction de ses fleuves, de ses rivières et de ses canaux formaient bien, aux yeux du philosophe, un tout homogène, dont les intérêts de commerce et la conservation commune ne sauraient provoquer que l'union la plus intime de toutes. les parties. Oui, bien, vive la nation (2)!

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(1) Cloots signe ainsi ses premiers articles.

(2) Cloots, Adresse à Edmund Burke.

Cependant il approchait de Paris et commençait à en avoir nouvelles. Hélas! on parlait d'anarchie. Il ne rencontrait plus que chevaliers errants qui désertaient la ville; et quand ses regards tombèrent enfin sur un journal, c'était l'histoire de têtes coupées, de cœurs arrachés, l'annonce de la famine.

La foi de Jean-Baptiste faiblit alors, et ce ne fut plus qu'en tremblant qu'il avança. Il s'imaginait voir Paris en feu, désert, ensanglanté, comme pris d'assaut par quelques brigands. Et le pauvre philosophe pleurait d'avance sur les ruines de Babylone.

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Enfin voilà Paris! O surprise! Quel spectacle! Loin de voir un désert, dans les rues, aux carrefours, sur les places, la foule, partout la foule, foule active, bruyante, enivrée. Partout des uniformes, le bruit du tambour, la musique militaire, un appareil guerrier, mais qui charme et forme un contraste agréable avec les amours du Palais-Royal, les fêtes des boulevards et les représentations théâtrales (1). Jean-Baptiste en est ébloui. Les hommes lui semblent plus beaux, les femmes plus belles. Ah! c'est bien là cette génération élevée selon les préceptes de l'auteur de l'Emile! Il interroge, il cause, il écoute. L'esprit est plus éclairé, le cœur plus élevé, la raison plus saine, l'àme plus forte et plus énergique chez tous ces citoyens qui, moins polis mais plus honnêtes, montent la garde et s'alignent avec le fusil sur l'épaule. Que dirait Sterne de ces Français-là (2)? C'est à se croire dans Athènes. Et Jean-Baptiste croit bien y être (3).

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(1) Cloots, Lettre à Cornélius de Pauw.

(2) Sterne, sous Louis XV, comparait les Français à de la monnaie usée. (3) Cloots date ses lettres d'Athènes.

T. I.

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Quels noms, en effet, répète-t-on sans cesse et de toutes parts?... Noms d'hommes de lettres, de philosophes, tous de ses amis. Mais qu'il a de peine à les reconnaître sous leur habit de soldat-citoyen! Ces hommes qu'effrayaient jadis chez Procope les vœux du Gallophile, et qui de peur fermaient la bouche à l'auteur de la Certitude quand il leur criait en plein musée : « Écrasons l'infàme! » — ou vainqueurs de la Bastille, ou membres du bureau de ville, tels ils sont aujourd'hui ! La vertu créatrice de la Révolution les a transfigurés; le torrent des circonstances les a tous entraînés pêle-mêle; et Jean-Baptiste ne sait aussi que les confondre tous dans son admiration. C'est Bailly, c'est Du Saulx, c'est La Salle, trois habitués du cercle de madame de Beauharnais, tous trois siégeant à la maison commune; c'est madame de Beauharnais elle-même, autrefois la Sapho des Gaules, et maintenant la première des citoyennes (1); c'est le marquis de Villette, non plus danseur, mais motionnaire. Il n'est pas jusqu'à Dorat-Cubières et au cousin Jacques qui, laissant là le boudoir et la lune, n'aient leur place à la fête en qualité d'historiographes du peuple (2).

Après être allé en pèlerinage aux ruines de la Bastille, symbole du despotisme détruit; après avoir salué de tout son respect la lanterne de la place de Grève, symbole de la justice populaire; après avoir crié : « Vive Lafayette! » sur le passage de son camarade de collége, symbole vivant des Droits de l'homme, Jean-Baptiste courut à Versailles. Quel saisissement religieux n'éprouva-t-il pas à la vue de l'Assemblée nationale! Tous ces députés du clergé, de

(1) Nom qu'on lui donne et qu'elle accepte.

(2) Ils sont chargés de faire le récit de la prise de la Bastille.

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