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Mais quand, débarrassé, il se vit nu, en face des réalités de la vie hollandaise, il avisa bien encore de se faire illusion en écrivant soit à l'abbé Brizard : qu'il ne savait rien de gai, de vif, de réjouissant comme un Hollandais;— soit à Fanny qu'on ne s'entretenait à Amsterdam que de la dixième Muse et de ses œuvres; mais, hélas! l'illusion ne dura guère au delà du temps d'écrire. Il lui fallut, quoi qu'il en eût, reconnaître que dans les cercles d'Utrecht et d'Amsterdam les cartes étaient plus en honneur que la causerie, et que les Hollandais, si lestes patineurs au dehors, se montraient au coin du feu non moins épais que leur ciel de plomb (1).

Si encore il eût trouvé là l'ombre d'un Edmund Burke ! Mais il n'était pas en pays d'orateurs! Aussi Jean-Baptiste dut se renfermer entre son oncle, sa tante et le chapelain, en la demeure de Vegt-Oever-lès-Maarsen. Il n'y eut guère tumulte de langue entre les quatre. Après que le jeune rationaliste eut assailli, une semaine entière et de toute la force de son grand argument, le chapelain qui n'en pouvait mais. tout fut dit. Comment, en effet, parler beaux-arts, philosophie, belles-lettres avec gens sans réplique, ou plutôt qui n'en avaient qu'une? L'oncle s'affligeait de voir un homme du rang de Jean-Baptiste tirer gloire de sa plume: c'était se ravaler au niveau des gueux qui, depuis un siècle, peuplaient les greniers de Hollande. Aussi, quand le neveu citait à pleine bouche tous ces messieurs du Lycée, des cercles, des salons, Mercier, Soulavie, Cubière, de Reigny,― car, vu dans le lointain, il lui paraissait de taille, le cousin! - l'oncle de l'interrompre pour demander sournoisement si leur illustre parent, le

(1) Cloots, Lettre à madame de Cheminot.

comte de Voisenon, allait, lui aussi, au Lycée. "Mais il en est souscripteur! faisait Jean-Baptiste. Ah! faisait l'oncle.Si, alors, M. le marquis de Montesquiou frayait, lui, avec de tels barbouilleurs. Mais il entre justement à l'Académie française, faisait Jean-Baptiste.

Ah! faisait l'oncle. » Et tout encore était dit. Même train avec la tante, qui n'avait d'éclat que par ses diamants: ils couvraient d'étincelles tête, robe, mains et pieds de la toute-puissante Hollandaise.

Ah! que de gronderies sourdes, que d'humeurs de révolte, que d'insomnies de rage eut le prisonnier! Dans la nuit il criait, donnait du poing ou chantait en évoquant Fanny « J'en jure par tes yeux, j'en atteste les dieux, non, jamais la Hollande ne me reverra! » Cependant un jour vint qu'il ne gronda plus, un autre qu'il n'eut plus d'humeur, un autre qu'il eut tout son sommeil et sans rêve. Puis le cœur cessa de battre, la tête de penser, la langue de jouer; quand on lui parla, il fit : « Ah! » tout comme son oncle. L'enchantement du château de VegtOever-lès-Maarsen avait opéré. C'en était fait du philosophe! Comme les autres, sans conscience, il fut là ! Car la lèpre de l'engourdissement l'enveloppa d'autant plus vite de son écorce qu'elle trouvait en lui un germe hollandais qu'il tenait de naissance et qui, pour la première fois, avait jeu de s'épanouir. Au premier jour de l'an 1786, quand on lui cria aux oreilles: Prost neue Jahr! il eut un soubresaut, presque un réveil; mais ce ne fut que pour écrire à l'abbé Brizard, et puis il retomba. Il en vint à appréhender même l'arrivée du printemps, l'heure du départ. Pourquoi remuer? Le voyage d'Amsterdam ou d'Utrecht, quelques lieues, suffisent à la santé!... Et quant à l'esprit, la lecture!... Quel bon génie donc

viendra rompre le charme! Bon ou mauvais, qu'importe? qu'il soit le bienvenu! Ah! prenez garde!...

Un jour de février, à Amsterdam, Jean-Baptiste faisait rencontre chez un libraire d'un personnage vêtu à l'orientale, jeune encore, de haute mine et qui parlait le plus pur français. On causa, et, bonheur suprême pour JeanBaptiste! on causa littérature (1). L'inconnu avait voyagé en Allemagne, en Italie, en France, en Angleterre. Il connaissait l'italien, le latin, le grec, toutes langues qu'il avait apprises sans maître et sans grammaire. C'était un jeu pour lui de citer Homère, Hésiode, Pindare, Virgile, Horace, Ovide, Dante, le Tasse, l'Arioste, Boileau, Rousseau, Voltaire, ainsi que les théâtres grecs, latins, italiens, français, donnant toujours, bien entendu, la préférence à ce dernier théâtre. Les grands hommes vivants, il les avait visités tous; des grands hommes morts, il en parlait comme s'il les eût connus vivants. Il avait fréquenté le philosophe de Ferney, celui de Genève, celui de SansSouci, ainsi que les principaux encyclopédistes (2). Le philosophe du Val-de-Grâce fut émerveillé des saillies de son esprit et des prodiges de sa mémoire. Il n'osa toutefois s'enquérir de son nom ni de ses qualités; mais tous deux se séparèrent fort satisfaits l'un de l'autre.

Le lendemain Jean-Baptiste recevait à titre d'hommage l'Alcoran des Princes, l'Horoscope politique, les Epitres pathétiques, l'Histoire de Scanderberg, et quelques heures après se présentait l'auteur lui-même de tant de chefsd'œuvre (3).

(1) Cloots, Lettre à madame la duchesse de Kingston.

(2) Cloots, Lettre au comte Oginski.

(3) Cloots, Lettre à madame la duchesse de Kingston, et, Zannowich, OEuvres.

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Monsieur, commença le personnage, j'apprends que vous êtes Prussien, auteur et millionnaire. Votre nom ne m'est pas du tout inconnu, car le prince de Prusse m'a chargé de vous dire des choses qui vous intéresseront infiniment. Comme vous demeurez ordinairement à Paris, je comptais vous y trouver, ainsi que madame la duchesse de Kingston, qui obtiendra tout en Russie par mon canal et par celui de mon ami intime le prince de Prusse. Il y a deux ans que je suis venu en Hollande avec le comte Oginski, grand général de Lithuanie, qui me doit cent mille ducats et l'expectative de la couronne de Pologne. Je viens demander un million aux états généraux pour les vingt mille hommes que je leur offris contre l'Empereur, mon ennemi personnel. J'ai logé trois mois chez M. Fokens, conseiller et bourgmestre de ma fabrique à Groningue, et huit à dix jours au Loo, chez le prince d'Orange, à qui j'ai parlé vertement (1).

Il avait dit, que Jean-Baptiste écoutait encore, les yeux, la bouche tout grands ouverts, comme les oreilles. Il avait cru recevoir un protecteur des lettres, homme de lettres lui-même. O surprise! il se trouvait en face du plus grand des Schypetars, de l'illustre Castriotto, prince d'Albanie, capitaine général des Monténégrins, patriarche de l'Église grecque, vieux berger, magnat de Pologne, prince du Saint-Empire romain, duc de Saint-Saba, duc de l'Herzégovine, noble Vénitien, grand d'Espagne de première classe, grand prieur de Malte, grand'croix de l'ordre de Saint-Constantin, et cætera, et onzième descendant de Scanderberg (2).

(1) Cloots, Lettre à madame la duchesse de Kingston.

(2) Cloots, Lettre à M. le comte de Voisenon.

Tant de titres sur une seule tête! Jean-Baptiste en était foudroyé. En vain il essaya de resaisir sa raison et de risquer un doute. Le peu de philosophie qui lui restait l'abandonna à la vue des pièces à l'appui, et surtout au récit que Son Altesse voulut bien lui faire de ses aventures. Jean-Baptiste écouta, crut tout et ne vit plus rien: les aventures étaient à la hauteur des titres et en aussi grand nombre.

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Le monde, disait Son Altesse, est l'apanage des plus forts et des plus fins. » Et le prince racontait comment, à l'àge de dix-sept ans, il s'était fait élire chef et patriarche des Monténégrins. Catherine de Russie avait fait étrangler Pierre III. Il vient dire à ces peuples que Pierre III vit encore, qu'il est au milieu d'eux, que Pierre III — c'est lui-même! Une simple rose blanchie à la vapeur de soufre suffit pour les convaincre. « Oui, s'écriet-il en chaire, Dieu m'envoie pour vous mener au combat et pour exterminer les satellites de l'infàme Catherine. Vous faut-il une preuve de ma mission? Ouvrez les fenêtres. Le Saint-Esprit va descendre sur moi! » On ouvre les fenêtres. La fraîcheur de l'air redonne à la rose qu'il tient en main sa couleur naturelle, symbole du carnage. Miracle! » crie le peuple. Et voilà Castriotto sacré par la grâce de Dieu et la volonté nationale. Une douzaine de coquins protestent: on les égorge (1). « J'avoue, disait naïvement Jean-Baptiste, que la persuasion joue le plus grand rôle en ce monde. Elle est de tout pays. Si vous pouvez persuader au roi et à la reine de France que vous êtes leur fils aîné, et à cinq ou six grands du royaume, il est certain que vous serez couronné à Reims; la sainte Ampoule

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(1) Cloots, Lettre à madame de Cheminot.

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