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dant les grands nageurs, et me voilà un tout autre homme, comme Raphaël quand il eut vu les peintures de Michel-Ange. Il me faut maintenant si peu de mouvement pour me tenir sur l'eau, que j'y reste des heures entières sans me fatiguer, ni penser seulement où je suis, et que j'ai sous moi un abîme, car je me fais conduire en pleine mer: là je suis bercé par les vagues; j'oublie..., et mes chagrins et mes sottises, pires que tout le

reste.

Mon bonheur dépend de toi..... douces paroles dont peut-être à présent tu ne te souviens plus. C'est pourtant de ta dernière lettre. Ce ne sont pas seulement ces choses-là qui me les font aimer, tes lettres; mais c'est que vraiment tu écris bien, et beaucoup mieux que ceux ou celles qui ont cette prétention. Ton expression est toujours juste, et tu as de certaines façons de dire.... Tu te peins toi-même dans ton style; et moi qui te connais, je vois dans chaque mot ton geste, ton regard, et ce parler si doux, et ces manières qui m'ont conduit au 12 mai. Il y a cependant quelque chose à dire à cette lettre : c'est que tu ne me parles guère de toi. Tu n'entres dans aucun détail; tu ne me dis point ce que tu fais, ce que tu vois, et sans doute tù ne peux pas tout me dire. Me conterais-tu, par exemple, tout ce qui s'est passé depuis mon départ jusqu'au jour où vous partîtes pour la campagne? Non, sûrement; et je n'ai garde d'exiger cela. J'imagine que quelque jour tu te tromperas d'adresse, et que je recevrai une lettre écrite pour madame Montgolfier, ou pour quelque autre personne de tes amis. Je le voudrais; mais non, toute réflexion faite, j'aime mieux que cela n'arrive pas, et je te prie d'y prendre garde.

Quand je dis que je reste ici, c'est une façon de parler; je vais bientôt retourner à Rouen, d'où je compte aller à Amiens; mais écris-moi toujours à Rouen, poste restante.

[Nous avons, dans ce qui précède, conduit Courier jusqu'à son mariage, qui fut comme le dénoûment de cette vie si inquiète et si remplie de mouvement. Les lettres qui vont suivre nous le montrent dans ce nouvel état, avec ses affections de famille, mais poursuivant toujours ses études et prenant part aux événements publics avec les mêmes inquiétudes d'esprit. Les deux premières mêlent au récit d'un voyage d'affaires une peinture rapide des désordres qui affligeaient la Touraine,

le Maine et l'Anjou, pendant les cent jours. On y voit que Courier prévoyait un mois d'avance la catastrophe de Waterloo.]

A MADAME COURIER.

Luynes, le 14 juin 1815.

Je vins ici avant-hier; le bien de Bourgueil est vendu. On m'assure que c'eût été pour moi une mauvaise acquisition. Je le crois, et je me console; c'est le meilleur parti, et puis, ils sont trop verts. Je demande à tout le monde de l'argent ; personne ne m'en veut donner. Bidaut se moque de moi; quand je lui parle d'affaires, il me parle politique. C'est la scène de M. Dimanche. Je n'ose lui rompre en visière, parce que je suis dans ses griffes; mais je tâche de m'en tirer tout doucement. Quel malheur de ne rien entendre à ce chien de grimoire! Je voudrais, comme M. Jourdain, avoir le fouet devant tout le monde, et savoir non pas le latin, mais quelque peu de chicane, assez pour ma provision.

Je ne m'ennuie point; Plutarque m'est d'un grand secours pour passer le temps: je serais heureux si je t'avais; mais, en bonne foi, je ne crois pas que tu puisses, dans un pays tel que celui-ci, être une semaine sans mourir. Il est vrai que tu t'occuperais. Enfin nous verrons quelque jour. Je me promène, je vais courir au haut et au loin, je revois les endroits où j'ai joué à la fossette et au cerf-volant: ces souvenirs me font plaisir.

Je ne sais que te marquer encore rien de ce que je vois ne t'est connu. Quand je te dirai que la petite Bourdon mourut il y a quelques mois, n'en seras-tu pas bien fâchée? C'était la fille du boulanger, jeune, fraîche et gentille, petite blonde d'environ dix-neuf ans, mariée à un homme de vingt-deux ; cela devait être heureux. Point du tout au bout de cinq ou six mois de ménage, il lui prend un chagrin. La voilà qui ne dit mot, et maigrit à vue d'œil. Et mère de l'interroger, et voisines de la tourmenter, pour savoir où le mal la tient. Qu'a-t-elle ? rien. Que veut-elle? que lui manque-t-il? on ne sait. Elle languit et meurt. Le mari n'en a cure; et c'est là, dit-on, ce qui l'a tuée. Il est le seul qui ne la regrette pas.

Notaire de Tours.

Mais M. de Ferrières regrette trop la sienne. C'est un gentilhomme que tu connais comme Jean de Werth. Elle était jeune, belle et bonne. Elle lui laisse deux enfants. Il l'a tant soignée, tant veillée dans sa dernière maladie, et tant pleurée depuis, qu'il s'en va mourir, le pauvre homme, à quarante-cinq ans. Ceci a l'air d'un conte inventé à la gloire des quadragénaires; mais demande au petit Gasnault, quand tu le verras.

Veux-tu de la politique? Les chouans, les Vendéens, les brigands, les insurgés, les royalistes, les bourbonistes, sont à douze lieues d'ici, au Lude. Quand ils y entrèrent, un parent de M. Vaslin, qui demeure là, patriote, jacobin, terroriste, républicain, bonapartiste, comme tu voudras, fit feu sur eux, leur tua un homme. Ils l'ont pris, lui, et ne l'ont pas tué; mais ils ont pillé sa maison et quelques autres. Toute la gentilhommerie se sauve des campagnes, de peur des paysans. M. de la Beraudière s'est retiré à Tours avec sa famille ; les petites en sont ravies, parce qu'elles s'amusent. Ce sont des gens qui de leur vie n'ont fait mal à qui que ce soit : ils font bien d'être sur leurs gardes.

Je ne sais, de tout temps, quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix, et poursuit l'innocence.

C'est Racine qui dit cela, et il dit bien vrai.

Tours, le mercredi.

Voilà tes lettres de samedi, dimanche, lundi, mardi, mercredi. Je les ai lues avec grand plaisir et beaucoup plus de raison que je n'eusse imaginé. Continue, je t'en prie, ce journal, le seul qui me puisse intéresser. Je ne t'en écris pas davantage, parce que le temps me manque. Je ne suis pas non plus si bienici qu'à Luynes pour causer avec toi : une maudite auberge, des allants et venants, un vacarme d'enfer. Et puis, de quoi te parlerais-je ? d'hypothèques, de contrat, de principal, d'intérêts, et de cent autres misères auxquelles tu n'entends rien, et moi fort peu de chose. Que n'ai-je cent mille livres de rentes! j'en laisserais quatre-vingt-dix aux honnêtes gens qui me viennent dire:

J'étais fort serviteur de monsieur votre père,

et je vivrais sans soins peut-être avec le reste. Mais quoi! on me

fe volerait encore, et il faudrait livrer bataille pour garder un morceau de pain. Je ne serais pas plus tranquille.

A MADAME COURIER.

Tours, le 17 juin.

Je reçois ta lettre de mercredi soir et jeudi, bien bonne et bien longue. Que te dirai-je? il faudrait t'adorer. Ta pauvre santé m'afflige bien. Je suis sûr que la campagne te rétablira. Mais ne songe point à venir ici, par cent raisons. D'abord, le pays n'est pas tranquille, et il y a tel événement qui pourrait nous engouffrer dans une bagarre effroyable. Moi seul je m'échappe aisément. Et puis tu me gênerais dans mes courses. Cette raison ne m'arrêterait pas, si ta santé y devait gagner. Mais Luynes est un endroit malsain dans cette saison-ci; j'y reste le moins que je puis, de peur de la fièvre, et je me sauve sur les hauteurs, où l'air est plus pur, mais où je ne pourrais me loger avec toi. Sitôt que je serai de retour, nous irons, si tu veux, nous établir quelque part, à Sceaux, à Saint-Germain. Au reste, attends quelques jours. Si l'empereur gagne la partie, ce pays-ci sera bientôt calme.

Je retourne à Luynes, et j'y achèverai mes affaires. Je visiterai mes biens, et ferai du tapage aux gens qui me doivent. Malheureusement ils me connaissent, et ne s'effrayent pas de mes menaces; ils finissent toujours par me payer quand ils veulent. A MADAME COURIER.

(FRAGMENT.)

Tours, novembre 1815.

J'ai dîné chez M. de Chavaignes en grande compagnie, avec des chouans, des Vendéens, etc., plus extravagants royalistes que tout ce que tu as jamais vu, mais du reste bonnes gens. On a porté ta santé avec enthousiasme. Tu as une grande réputation. Il y avait là deux curés qui se sont enivrés tous les deux. Un d'eux avait ce jour-là un enterrement à faire; c'est la première chose qu'il a oubliée. A son retour il a trouvé, à dix heures du soir, le mort et sa sequelle qui l'attendaient depuis midi. Il s'est mis à les enterrer. Il chantait à tue-tête, il sonnait ses cloches;

P. L. COURIER,

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c'était un vacarme d'enfer. L'autre curé, qui était le plus ivre des deux, voulait se battre avec moi. Ayant appris que j'avais une femme jeune et jolie, il fit là-dessus des commentaires à la housarde qui réjouirent fort la compagnie.

A MADAME COURIER.

Paris, 25 à 28 décembre 1815.

Ayant reçu la lettre de M. Lamaze, tu auras pensé, j'imagine, à envoyer les affiches au garde pour la coupe que nous voulons vendre cette année. Si tu ne l'as point fait, va voir Bidaut, et dis-lui de faire parvenir ces affiches dans les villages d'Azay-surCher, Montbazon, Saint-Avertin, Véretz et Larçai. Les trois premiers sont les plus importants. Je ne puis te dire encore quand je partirai; je voudrais que ce fût après-demain, ou au plus tard dimanche. Je dînai hier chez ta mère, qui me fit dire le matin par Édouard de venir de bonne heure, parce qu'elle allait au spectacle; tout cela comme si elle m'eût invité et que j'eusse accepté : dans le fait, il n'en avait pas été question. Je répondis qu'on ne m'attendît pas, et je vins à quatre heures et demie. J'y trouvai Faye', qui me paraît assez attentif auprès de Zaza. On les mit côte à côte à table. Ta mère le choie; Zaza ne le néglige pas. Il comprend à merveille ce que cela veut dire. On voit qu'ils pensent à quelque chose. Moi je n'y nuis pas non plus; je les fais causer ensemble tant que je puis. Je serais enchanté que cela réussît, et toi aussi, je crois. Zaza est bonne personne; je trouve qu'elle gagne beaucoup depuis quelque temps. Elle est bien faite, quoique un peu forte: il y a de l'étoffe pour faire une belle et bonne femme, et le drôle ne serait pas malheureux. Il est aussi fort bon enfant, et plus uni, à ce qu'il me semble, que la plupart des jeunes gens. Enfin, il en sera ce qui est écrit au ciel.

A MADAME COURIER.

Tours, le 29 janvier 1816.

J'ai passé hier la soirée chez madame de la Beraudière. Il y avait une douzaine de femmes et quelques hommes, la plupart 1 Devenu depuis beau-frère de Courier.

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