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sensée que j'aie faite en ma vie. Je me suis tiré heureusement d'un fort mauvais pas. d'une position détestable où je me trouvais par ma faute, pour m'être sottement figuré que j'avais un ami, ne me souvenant pas que dès le temps d'Aristote il n'y avait plus d'amis: & qiλe, cùx èr' etoi qixet. Celui-là, suivant l'usage, me sacrifiait pour une bagatelle, et me jetait dans un gouffre d'où je ne serais jamais sorti. Comme soldat, je ne pouvais me plaindre; mon sort même faisait des jaloux, et je m'en serais contenté si j'eusse été Parménion; mais mon ambition était d'une espèce particulière, et ne tendait pas à vieillir

Dans les honneurs obscurs de quelque légion.

J'avais des projets dont le succès eût fait mon malheur. La fortune m'a mieux traité que je ne méritais. Maintenant je suis heureux; nul homme vivant ne l'est davantage, et peut-être aucun n'est aussi content; je n'envie pas même les paysans que j'ai vus dans la Suisse : j'ai sur eux l'avantage de connaître mon bonheur. Ne me venez point dire : Attendons la fin; sauf le respect dû aux anciens, rien n'est plus faux que cette règle : le mal de demain ne m'ôtera jamais le bien d'aujourd'hui. Enfin, si je n'atteins pas le mentem sanam in corpore sano, j'en approche du moins depuis un temps.

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Madame de Sévigné est donc aux Rochers; je veux dire madame Clavier en Bretagne je vous plains; son absence est pire que celle de toute autre. Présentez-lui, je vous prie, dans votre première lettre, mes très-humbles respects.

J'irais voir madame Dumoret, appuyé de votre recommandation et d'un ancien souvenir qu'elle peut avoir de moi, si j'étais homme à tenir table, à jouer, à prendre enfin un rôle dans ce qu'on appelle société; mais Dieu ne m'a point fait pour cela. Les salons m'ennuient à mourir, et je les hais autant que les antichambres. Bref, je ne veux voir que des amis; car j'y crois encore, en dépit de l'expérience et d'Aristote. Je n'en suis pas moins obligé à votre bonne intention de m'avoir voulu procurer une connaissance agréable.

A M. CLAVIER,

A PARIS.

Milan, le 21 octobre 1809.

Dans ma dernière lettre je ne vous ai point indiqué d'adresse pour me faire parvenir votre dernier ouvrage, que je suis fort impatient de lire, et de faire lire à ceux qui en sont dignes deçà des monts. Voici maintenant par quelle voie vous pourrez me l'envoyer. M. Bocchini, rue des Filles Saint-Thomas, no 20, est le correspondant de notre ami Lamberti (lequel Lamberti, par parenthèse, vous doπä(εi piλoppóvw;; car c'est sur sa table que je vous fais ces lignes, et il me charge expressément de vous riverire caramente). M. Bocchini se chargera de tout ce que vous voudrez me faire parvenir sous l'adresse de M. Lamberti. Tâchez, je vous en prie, de m'envoyer aussi les volumes de Plutarque de M. Coray, à mesure qu'ils paraîtront; et de plus l'Eunapius de M. Boissonade. J'ai fort envie d'avoir tout cela : le prix en sera payé chez madame Marchand, en présentant cette lettre. — Notez, s'il vous plaît, que votre dernière lettre, la seule que j'aie reçue, ne me donne point l'adresse de je ne sais quel banquier correspondant de M. Basili, auquel banquier je dois payer.... Voyez, je vous supplie, mon autre lettre datée de Lucerne, et aidez-moi par charité à payer mes dettes, avec les intérêts, qui courent (notez encore ce point) à je ne sais combien pour cent. Si Dieu n'y met ordre, il faudra que je me cache à la triacade prochaine, comme les enfants de famille faisaient chez vos Athéniens. Je pars dans deux ou trois jours pour Florence, et je vous embrasse. Mes très-humbles respects à madame Clavier, quelque part qu'elle soit : Eppwoo.

[Courier quitta Milan le 27 octobre, et arriva à Florence le 4 novembre. Dès le lendemain, il se rendit à la bibliothèque de San-Lorenzo, pour examiner avec soin un manuscrit de Longus, Daphnis et Chloé, qu'il avait vu l'année précédente, et que, faute de temps, il n'avait pu que feuilleter. Il le trouva complet, et les jours suivants il en copia la valeur d'environ dix pages du premier livre, qu'il savait manquer dans toutes les éditions existantes de cet ouvrage, et même dans tous les manuscrits connus. La copie était terminée, lorsque, par malheur, il tit sur une des pages du morceau inédit une tache d'encre qui couvrait

une vingtaine de mots. Pour calmer autant qu'il était en lui le déplaisir que cet accident causa à M. F. del Furia, bibliothécaire, il lui remit le certificat suivant, que l'on montre encore aujourd'hui avec le manuscrit :

« Ce morceau de papier, posé par mégarde dans le manuscrit pour << servir de marque, s'est trouvé taché d'encre : la faute en est toute à << moi, qui ai fait cette étourderie; en foi de quoi j'ai signé.

« Florence, le 10 novembre 1809. »

« COURIER.

Le surlendemain, M. Renouard, libraire de Paris, qui se trouvait alors à Florence, et qui s'intéressait à la découverte de ce fragment, comptant le publier lui-même, arriva dans la bibliothèque. Les conservateurs lui présentèrent le manuscrit, auquel la feuille souillée d'encre était encore attachée. Il demanda la permission d'essayer de la décoller, et y réussit assez heureusement. Il faut lire la notice de 16 pages qu'il publia à ce sujet au mois de juillet 1810. ]

A M. AKERBLAD,

A ROME.

Florence, le 5 décembre 1809.

Il est vrai, píλwv äptate, que je ne suis point baron, quoique je vienne d'où on les fait. Je n'étais pas destiné à décrasser ma famille, qui en aurait un peu besoin, soit dit entre nous; il est vrai aussi que je n'allais à l'armée d'Allemagne que pour voir ce que c'était. Je me suis passé cette fantaisie, et je puis dire, comme Athalie, J'ai voulu voir, j'ai vu. Je suivais un général que j'avais vu longtemps bon homme et mon ami, et que je croyais tel pour toujours; mais il devint comte. Quelle métamorphose! le bon homme aussitôt disparut, et de l'ami plus de nouvelles; ce fut à sa place un protecteur : je ne l'aurais jamais cru, si je n'en eusse été témoin, qu'il y eût tant de différence d'un homme à un comte. Je sus adroitement me soustraire à sa haute protection, et me voilà libre et heureux à peu près, autant qu'on peut l'être.

Que me parlez-vous, je vous prie, d'entreprise littéraire ? Dieu me garde d'être jamais entrepreneur de littérature: Je donne mes griffonnages classiques aux libraires, qui les impri

ment à leurs périls et fortunes; et tout ce que j'exige d'eux, c'est de n'y pas mettre mon nom, parce que,

Je vous l'ai dit, et veux bien le redire,

ma passion n'est point du tout de figurer dans la gazette; je méprise tout autant la trompette des journalistes que l'oripeau des courtisans. Si j'étais riche, je ferais imprimer les textes grecs pour moi et pour vous, et pour quelques gens comme vous, tutto per amore. Mais, hélas ! je n'ai que de quoi vivre; et, pour informer cinq ou six personnes en Europe des trouvailles que je puis faire dans les bouquins d'Italie, il me faut mettre un libraire dans la confidence, et ce libraire fait chiasso pour vendre. Il n'est question, je vous assure, ni d'entreprise ni de début.

Corrigez, s'il vous plaît, ces façons de parler;

je ne débute point, parce que je ne veux jouer aucun rôle. Je ne prends ni ne prendrai jamais masque, patente, ni livrée.

Au lieu de me quereller pour avoir jeté là le harnais, que ne me dites-vous au contraire, comme Diogène à Denys: Méritaistu, maraud, cet insigne bonheur de vivre avec nous en honnéte homme? et ne devais-tu pas plutôt être condamné toute ta vie aux visites et aux révérences;

Faire la cour aux grands, et dans leurs antichambres

Le chapeau dans la main, te tenir sur tes membres 1?

Voilà en effet ce qu'eût mérité ma dernière sottise d'être rentré sous le joug; ce n'est ni humeur ni dépit qui m'a fait

Quitter ce vil métier ;

je ne pouvais me plaindre de rien, et j'avais assez d'appui, avec ou sans mon comte, pour être sûr de faire à peu près le même chemin que tous mes camarades. Mais mon ambition était d'une espèce particulière; je n'avais pas plus d'envie d'être baron ou général, que je n'en ai maintenant de devenir professeur ou membre de l'Institut. La vérité est aussi que, comme j'avais fait la campagne de Calabre par amitié pour Reynier, qui me traitait en frère, je me mettais avec cet homme-ci pour une folie qui semblait devoir aller plus loin, tutto per amore. Je vous suivrais de même contre les Russes, si on vous faisait maréchal de

1 Regnier, satire IV, vers 29.

Suède; et je vous planterais là, si vous vous avisiez de prendre avec moi des airs de comte.

On me dit que madame de Humboldt est encore à Rome, et que vous habitez tous deux la même maison. Présentez-lui, je vous prie, mon très-humble respect. M. de Humboldt n'estil pas à présent en Prusse? Donnez-moi bientôt de leurs nouvelles et des vôtres.

N'allez pas retourner, avant que je vous voie, dans votre pays, vilain pays d'aimables gens. Je ne sais bonnement pour moi quand je partirai d'ici; mais toujours ce sera pour vous aller joindre. A dire vrai, j'ai cent projets, et je n'en ai pas un. Dieu seul sait ce que nous deviendrons. Adieu.

LETTRE DE M. RENOUARD.

Paris, le 6 février 1810.

Monsieur, vous avez sans doute reçu la lettre que je vous ai écrite il y a quelques jours, et vous aurez vu que j'attends, non sans beaucoup d'impatience, le bienheureux fragment et tout ce qui s'ensuit : j'espère que vous allez m'envoyer bientôt tout cela, et je me repose sur votre activité et votre bonne amitié; mais il est question de bien autre chose. Connaissez-vous le bel article mis par nos honnêtes messieurs dans le Corriere Milanese? en voici une copie pour votre édification. Comme ces excellentes personnes n'ont pas été jusqu'à signer leur petit libelle, il me semble que le remède est à côté du mal, et qu'on peut leur ménager un expédient pour chanter la palinodie, sans compromettre leur dignité, et leur grande réputation de sincérité et probité. Il suffirait qu'ils voulussent bien (sur la demande que leur en ferait monsieur le préfet) signer une déclaration, portant que l'article inséré dans le journal est faux dans presque tous les détails, expliquant par quel accident la tache a été faite au manuscrit, et par qui. Je suis persuadé qu'ils ne s'y refuseront pas, et ce sera une affaire terminée. Dans le cas contraire, j'ai tout prêt un factum moitié sérieux, moitié plaisant, dans lequel ces messieurs ne seront pas trop ménagés. Mais je vous avoue que cet expédient ne me plairait guère, et que je ne suis aucunement curieux de ce petit bruit qu'on fait en se querellant.....

Les bibliothécaires de Florence Furia et Bencini.

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