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de n'y jamais mettre le pied, j'y acceptai le logement d'où je vous écris, que j'occupe depuis un mois, et que je compte occuper jusqu'à la fin de septembre; car je ne crois pas que l'Italie, dans la partie où je veux aller, soit habitable avant ce temps.

Ma demeure est à mi-côte, en plein midi, au-dessus d'une vallée tapissée de vert, mais d'un vert inconnu à vous autres mondains, qui croyez être à la campagne auprès des grandes villes. J'ai en face une hauteur qu'on appellerait chez vous montagne, toute couverte de bois, et ces bois sont pleins de loups dont je reçois chaque matin les visites dans ma cour, comme M. de Champcenetz recevait ses créanciers; plus loin, je vois dans les grandes Alpes l'hiver au-dessus du printemps; à droite, d'autres montagnes entrecoupées de vallons; à gauche, le lac et la ville; et puis encore des montagnes ceintes de feuillages et couronnées de neige. Ce sont là ces tableaux qu'on vient voir de si loin, mais auxquels nous autres Suisses nous ne faisons non plus d'attention qu'un mari aux traits de sa femme après quinze jours de ménage.

Quant à ma vie, j'en fais trois parts: l'une pour manger et dormir, l'autre pour le bain et la promenade, la troisième pour mes vieilles études, dont j'ai apporté d'amples matériaux. Le jardinier et sa femme, qui me servent, n'entendent pas un mot de français ainsi j'observe strictement le silence de Pythagore et à peu près son régime. Je ne vais jamais à la ville, où je ne connais personne, et où je ne suis connu que des femmes par une aventure assez drôle.

Je me baigne tous les jours dans le lac, et le plus souvent dans un endroit qui est un port pour les bateaux. Dimanche dernier, au soleil couchant, je m'étais déshabillé pour me jeter à l'eau. Les eaux de ces lacs, par parenthèse, sont toujours trèsfroides, et le baptême n'en est que plus salutaire. Mais on n'en use point ici, et je crois même qu'il n'y a personne dans tout le pays qui sache nager. Moi qui n'ai point d'autre plaisir, je m'en donne du matin au soir, et je m'en trouve très-bien. J'avais donc défait ma toilette. Un bouquet d'arbres, une espèce de lisière de taillis le long du rivage, m'empêcha de voir quelques barques qui venaient côte à côte prendre terre où j'étais, et qui, surve

nant tout à coup, me mirent au milieu de vingt femmes, dans le costume d'Adam avant le péché. Ce fut, je vous assure, une scène, non pas une scène muette, mais des cris, des éclats de rire; je n'ouïs jamais rien de pareil; les échos s'en mêlant redoublèrent le vacarme. Ces dames se sauvèrent où elles purent, et moi je m'enfuis sous les ondes, comme les grenouilles de la Fontaine. Je fus prier les nymphes de me cacher dans leurs grottes profondes, mais en vain. Il me fallut bientôt remettre le nez hors de l'eau ; bref, les Lucernoises me connaissent, et c'est peut-être ce qui m'empêche de leur faire ma cour.

Je corrige un Plutarque qu'on imprime à Paris. C'est un plaisant historien, et bien peu connu de ceux qui ne le lisent pas en sa langue; son mérite est tout dans le style. Il se moque des faits, et n'en prend que ce qui lui plaît, n'ayant souci que de paraître habile écrivain. Il ferait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir tant soit peu sa phrase. Il a raison. Toutes ces sottises qu'on appelle histoire ne peuvent valoir quelque chose qu'avec les ornements du goût.

- Voilà, monsieur et madame, comme se passe mon temps, fort doucement, je vous assure, mais avec une rapidité qui m'effrayerait, si j'y songeais. Je ne fais pas cette folie. Je ne songe qu'à vivre pour vous revoir un jour, et je m'y prends, ce me semble, assez bien. Ce qui rend mes heures si rapides, c'est que je ne suis guère oisif. Je puis dire comme Caton : Je ne fus jamais si occupé que depuis que je n'ai plus rien à faire. Enfin, si j'avais de vos nouvelles, je ne désirerais rien, et il y aurait au monde un homme content de son sort. Écrivez-moi donc bientôt.

Parlez-moi de ce bouton de rose que vous élevez sous le nom d'Hélène. Vous êtes là en vérité une trinité fort aimable, et bien mieux arrangée que l'autre. Vous êtes aussi consubstantiels et indivisibles. Chacun de vous est nécessaire à l'existence de tous trois. Agréez, je vous en supplie, l'assurance très-sincère de mon respect et de mon attachement.

A M. ET MADAME CLAVIER,

A PARIS.

Lucerne, le 30 août 1809.

Monsieur et madame, ne vous ai-je pas écrit deux ou trois fois au moins? N'ai-je pas mis moi-même mes lettres à la poste? Ne vous ai-je pas marqué mon adresse bien exacte ? C'est à moi que je fais ces questions; car je suis moins sûr de moi que de vous, et je m'accuserais volontiers de votre silence. Le fait est que je ne reçois pas un mot. A toute force, il se pourrait que vous m'eussiez écrit, car dans mes longues erreurs j'ai perdu des lettres. Les vôtres sont, sans flatterie, celles que je regrette le plus, si tant est que vous m'ayez écrit, comme je tâche de le croire. Mandez-moi au moins ce qui en est, et si je dois m'en prendre à vous, à la poste ou à moi, qui, par quelque étourderie, sicut meus est mos, me serai privé du plaisir d'avoir de vos nouvelles. Quand je dis plaisir, c'est un besoin. Comptez que je ne puis m'en passer, et dépêchez-vous, s'il vous plaît, de m'adresser quelques lignes de la moins paresseuse de vos quatre mains. Ce sont quatre torts que vous avez, si vous êtes restés tant de temps sans me donner signe de souvenir.

Quand j'aurai des preuves que vous recevez mes lettres, je vous conterai par quelle chance je me trouve ici. Je m'y trouve bien, et j'espère me trouver encore mieux à Rome, où je passerai l'hiver. Je ne suis plus soldat, Dieu merci ; je suis ermite au bord du lac, au pied du Righi. Je ne vois que bergers et troupeaux, je n'entends que les chalumeaux, et le murmure des fontaines; et, dans l'innocence de ma vie, je ne regrette rien de cette Babylone impure que vous habitez: s'entend, je n'en regrette que vous, qui êtes purs si vous m'avez écrit.

Vous ferez bien parvenir, je crois, mes respects à madame de Salm, quelque part qu'elle soit. Je lui écrirais si j'osais, si je savais où adresser ma lettre. Je pensai fort à elle sur les bords de ce lac de Zurich, où j'étais il n'y a pas huit jours: je pensai à elle d'une façon toute pastorale. Je regardais les eaux du lac, transparentes comme le cristal; celles de la Limate en sortent, et vont se jeter dans le Rhin : vous voyez comme mes pensées,

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en suivant l'onde fugitive, allaient par le Rhin à la Roër. Mais quel séjour pour une muse, que le Rhin et la Roër! comment mettra-t-elle ces noms-là sur sa lyre? Cela est fâcheux pour ces pauvres fleuves; on ne les chantera point en beaux vers: on les abandonnera aux Buache et aux Pinkerton. Que ne s'appelaientils Céphise ou Asopus!

N'avez-vous jamais ouï parler du marquis Tacconi, à Naples, grand trésorier de la couronne, grand amateur de livres, et mon grand ami, que l'on vient de mettre aux galères ? il avait 100,000 livres de rente, et il faisait de faux billets; c'était pour acheter des livres, et il ne lisait jamais. Sa bibliothèque magnifique était plus à moi qu'à lui; aussi suis-je fort fäché de son aventure. Tudieu, comme on traite la littérature en ce pays-là! L'autre roi fit pendre un jour toute son académie, celui-ci envoie au bagne le seul homme qui eût des livres dans tout le royaume. Mais, dites-moi, auriez-vous cru que la fureur bibliomaniaque pût aller jusquelà? L'amour fait faire d'étranges choses; ils aiment les livres charnellement, ils les caressent, les baisent.

Ce qui suit sera, s'il vous plaît, pour le docteur Coray. M. Basili, à Vienne, m'a rendu mille services, dont je remercie de tout mon cœur M. Coray, et dont le moindre a été de me donner de l'argent. Je devais remettre cet argent à son correspondant de Paris; mais comme je n'ai de mémoire que pour les choses inutiles, j'ai d'abord oublié le nom de ce correspondant, qui doit pourtant s'appeler M. Martin Pesch, ou Puech, ou Pioche; bref, on ne le trouve point à Paris. M. Coray peut et doit même savoir le nom et l'adresse de ce monsieur ; qu'il ait donc la bonté de me l'envoyer bien vite : non pas le monsieur, mais l'adresse. J'ai écrit maintes lettres à M. Basili, mais il y a un sort sur toute ma correspondance; et puis je crains que dans ce temps-ci mes lettres ne lui parviennent pas. Enfin cela ne finira point, si Dieu et vous, gens charitables, n'y mettez la main; et M. Basili, qui m'a obligé on ne peut pas plus galamment, aurait assurément droit d'être mécontent.

Une idée qui me vient à présent: Seriez-vous à Lyon par hasard? mais non, vos lettres se sont perdues: car vous m'avez écrit, ou vous m'écrirez sitôt la présente reçue.

[Courier quitta Lucerne le 27 septembre, après y avoir passé deux

mois. Ce fut pendant ce séjour qu'il fit la traduction libre de la vie de Périclés par Plutarque. De Lucerne il se rendit à Altorf, traversa à pied le mont Saint-Gothard, et vint par Bellinzona et Lugano à Milan, où il arriva le 3 octobre. ]

A M. ET MADAME THOMASSIN,

A STRASBOURG.

Milan, le 12 octobre 1809.

Monsieur et madame, je ne sépare point ce que Dieu a joint, et je réponds à vos deux lettres par une seule. Ces deux bonnes lettres me sont parvenues avec celles que vous avez retirées pour moi de la poste. Mais celles-là, en vous priant de me les renvoyer à Lucerne, je n'entendais point du tout vous en faire payer le port. La plupart des gens obligent peu, lors même qu'il ne leur en coûte rien, et beaucoup vendent cher de médiocres services; vous, vous obligez et payez ma foi, il y a plaisir d'être de vos amis. Je devrais au moins ne pas abuser de tant de bonté; mais comment m'y prendre pour tirer encore de votre maudite poste deux ou trois lettres que j'y dois avoir d'ancienne date? Écrire au directeur, comme j'avais fait avant de recourir à vous, je n'aurai ni lettres ni réponse. Il faut donc toujours vous importuner; mais, cette fois, sans rien débourser. Envoyez, je vous prie, à ce bureau quelqu'un qui, fouillant dans le fatras des lettres poste restante, y déterre les miennes, et fasse mettre au dos, chez messieurs Molini et Landi, libraires à Florence; puis vous joindrez à cette bonté celle de m'en donner avis.

Les lettres de madame Thomassin sont ce que l'on m'avait dit, c'est-à-dire, après sa conversation, tout ce qu'il y a de plus aimable. Mais dussé-je être impertinent, je critiquerai celle que j'ai reçue; aussi bien n'y suis-je pas trop ménagé.

Ce que j'y trouve à dire d'abord, c'est qu'elle est trop courte; et puis c'est que madame n'y parle guère que de moi. Étais-je en droit d'espérer qu'elle me parlât d'elle-même, et de ce qui l'entoure? Je ne sais, mais il me semble...... Enfin, pourquoi ne m'a-t-elle pas dit où en est son bâtiment ? J'aurais bien pu avoir aussi des nouvelles de la vache, du jardin, et d'autres choses. Franchement, comme vieille connaissance, j'avais droit à ces

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