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Furia et le gros abbé travaillent toujours à l'édition d'Ésope, qui les occupe depuis trois ans. Votre serviteur a fait la sottise de lire tout d'une haleine les érotiques grecs, ce qui a manqué le brouiller avec cette littérature qui, depuis un an, faisait ses délices, tant il a trouvé mauvais ces romanciers. C'est bien cela que vous appelez robaccia. Quel écrivain, dites-vous, que cet Isocrate! Quels écrivailleurs, dis-je, moi, que ce Xénophon d'Éphèse, cet Achille Tatius, etc.! Je veux me remettre à lire Thucydide ou Démosthène, pour oublier ces platitudes-là. On dit qu'on ne veut pas de vous en Espagne, mais qu'il pourrait vous arriver d'aller à Vérone je voudrais qu'on vous envoyât ici ou à Rome, pour jouir de votre aimable et savante société ; et c'est avec ces vœux que j'aime à finir ma longue lettre.

A M. DE SAINTE-CROIX,

A PARIS.

Livourne, le 27 novembre 1808.

Monsieur, suivant vos instructions, j'ai remis moi-même à M. Degérando mon Xénophon1, qui se recommande fort à vos bontés. Vous me faites grand plaisir de ne pas dédaigner un hommage aussi obscur que le mien. Si j'ai quelque mérite, c'est d'avoir pu vous plaire; et c'est par là que je suis sûr de prévenir au moins le public en ma faveur.

Il m'importe, comme vous dites fort bien, que mon travail paraisse le plus tôt possible, non-seulement à cause de M. Gail, mais encore par d'autres raisons. Je vous prie donc de le livrer à quelque libraire, aux conditions que vous jugerez convenables, ou même sans condition. Je voudrais bien être assez riche pour faire les frais de l'impression, et pouvoir ainsi disposer de tous les exemplaires; ce serait une espèce de demi-publicité qui me conviendrait fort; mais je n'ai jamais un sou : et puis, ne se moquerait-on pas avec quelque raison d'un officier qui emploierait sa solde à se faire imprimer ? Il faut donc trouver un libraire qui se charge de tout. Vanité d'auteur à part, je ne puis croire qu'il y perde. Si le grec ne se vend guère (car, entre nous, les lecteurs sont cinq ou six en Europe), il se vend cher; il y a toujours un certain nombre d'amateurs sur lesquels on peut compter; et la traduction, qui se peut séparer du texte, aura plus de dé'Les deux livres sur la cavalerie, traduits à Naples.

bit, ne fût-ce que comme ouvrage militaire. Au reste, monsieur, en cela comme en tout le reste, vous savez beaucoup mieux que moi ce qui se peut faire et ce qui convient et puisque mon Xénophon a le bonheur de vous intéresser, je ne suis pas inquiet de son entrée dans le monde.

Pour le grec, l'édition devrait être soignée par quelqu'un qui l'entendît, et qui voulût prendre la peine d'y ajouter les accents. J'ai l'habitude très-condamnable de les omettre en écrivant. M. Boissonade, avec qui j'ai eu quelques liaisons, pourrait se charger de cet ennui, s'il voulait m'obliger aussi sensiblement que Grec puisse obliger un Grec. J'hésite d'autant moins à l'en prier, que je puis lui rendre la pareille, étant tout à son service pour quelque collation ou notice de manuscrits qu'il lui faille de Rome ou d'ici, je veux dire de Florence. Qu'il considère un peu de quelle conséquence il est pour les destinées futures de Xénophon que cette édition soit correcte, puisque, étant la quintessence de tous les manuscrits, sans addition ni suppression, changement ni correction aucune, fidélité rare et peut-être unique, elle servira de base à toutes celles qu'on fera jamais de ce texte. Ce n'est donc pas pour moi, mais pour Xénophon, que je lui demande cette grâce; en un mot, pour l'amour du grec.

Je n'ai point vu l'édition publiée en Allemagne il y a quatre ou cinq ans, et je ne la connais que par les lettres de feu M. de Villoison, qui m'en parlait fort avantageusement. Si l'éditeur, M. Weiske, a donné quelques soins au texte de ces deux traités, il se peut que nos conjectures se rencontrent souvent. Je ne sais même (car j'ai appris que j'étais nommé dans sa préface) s'il n'a point publié quelques-unes de mes notes, que M. Villoison a pu lui communiquer.

Je crois sans peine, monsieur, tout ce que vous me marquez de M. Larcher, quelque admirable que cela soit. Sa vie est, comme ses ouvrages, fort au-dessus des forces communes. Je pense lui être plus redevable que personne, car tout mon grec me vient de lui. Si j'en sais peu, sans lui je n'en saurais point du tout. Ce fut son Hérodote qui m'ouvrit le chemin à ces études, auxquelles je dois les meilleurs moments de ma vie. Cela vous explique pourquoi je ne cite que lui dans mes notes. Malheureusement j'ai cité quelquefois Hérodote sans pouvoir consulter sa traduc

tion, seulement d'après mes extraits. Je travaillais en courant la poste, et le plus souvent sans livres. Dieu veuille qu'il n'y paraisse pas trop ! Mais quoi? je faisais en soldat la besogne d'un soldat; car il y fallait un homme du métier, et qui n'eût connu que les livres n'aurait pu entendre ceux-là. Je reviens à M. Larcher, pour vous prier de lui présenter mon respect. En vérité, je ne sais par où je puis être digne de l'amitié de deux hommes comme vous et lui, si ce n'est par mon inviolable attachement.

Je comprends la perte que vous venez de faire 1, monsieur, et j'ose à peine vous en parler. Je suis bien peu propre à vous consoler, moi qui, depuis dix ans atteint d'une douleur pareille 2, la sens comme le premier jour. Je crois pourtant qu'il ne faut pas se plaire à son chagrin, ni se nourrir d'une amertume qui affiigerait, si elles nous voyaient, les personnes mêmes que nous regrettons.

LETTRE DE M. AKERBLAD A M. COURIER.

Florence, le 2 décembre 1808.

Hier nous avons fait la fameuse descente domiciliaire chez les bénédictins, pour nous emparer de leurs manuscrits; mais ils nous ont prévenus, les gaillards! Vingt-six des plus précieux de ces manuscrits ont disparu, et entre autres le beau Plutarque que nous avons vu ensemble, et que vous devez vous rappeler. Je n'en accuse pas l'abbé du couvent, mais le bibliothécaire; ce petit père Bigi, au regard faux, est, à n'en pas douter, le voleur. Il dépend de nous deux de le faire pendre: nous n'avons qu'à attester avoir vu entre ses mains un seul des manuscrits qui manquent; mais, je vous l'avoue, je suis bon chrétien, et je ne veux pas la mort du pécheur. D'ailleurs il me semble cruel de perdre un pauvre diable pour avoir volé une vingtaine de bouquins qui, eussent-ils même été transportés à la bibliothèque de Saint-Laurent, y seraient sans doute restés vierges et intacts, comme ils l'ont été depuis deux siècles dans celle des révérends pères. Au reste, consolez-vous; parmi les quatre-vingtdix manuscrits grecs qui sont restés, il y en a plusieurs de fort précieux : deux ou trois Platons, autant de Sophocles, un Thucydide du douzième siècle, sans parler des saint Grégoire et saint Chrysostome parfaitement beaux. Voyez si tout cela vous tente, et, dans ce cas, venez, et vous aurez de quoi vous amuser. En attendant, écrivez-nous au moins, et

M. de Sainte-Croix venait de perdre sa fille.
La perte de son père et ensuite de sa mère.

mandez-moi votre avis à l'égard du voleur et de sa punition. Quant a moi, je vote pour le carcan, avec un énorme saint Chrysostome au

cou.

A M. DE SAINTE-CROIX,

A PARIS.

Livourne, le 15 décembre 1808.

Monsieur, j'apprends avec bien du chagrin le cruel mal qui vous tourmente; et quoique vous soyez en lieu où nul bon conseil ne saurait vous manquer, quoiqu'il y ait aussi une sorte d'indiscrétion à conseiller les malades, je veux pourtant vous dire ce que j'ai vu qui se rapporte à votre état 1, un fait dont la connaissance ne peut, je crois, vous être qu'utile.

M. d'Agincourt, à Rome, est connu, de tous ceux qui ont voyagé en Italie, comme amateur très-distingué des arts et de la littérature; et vous aurez pu aisément entendre parler de lui. Je le laissai, il y a dix ans, souffrant peut-être plus que vous du même mal; et je viens de le revoir à l'âge de soixante-douze ans, non-seulement sans douleur, mais en tout, je vous assure, plus jeune qu'alors, n'étaient ses yeux, dont il se plaint. Voilà de quoi je suis témoin, et voici le régime que commençait M. d'Agincourt quand je le quittai, il y a dix ans, et qu'il suit encore. Il ne mange que des végétaux çuits à l'eau simple, sans aucun assaisonnement ni sel; mais sa principale nourriture est la polenta ou bouillie de farine de maïs, qu'on appelle en Languedoc millasse. D'ailleurs, abstinence totale de toute autre boisson que l'eau. Comme j'entretiens avec lui une correspondance fondée sur l'amitié dont il m'honore, je lui écris aujourd'hui pour avoir l'histoire de son mal et de sa guérison. Une pareille note, ou je me trompe fort, vous sera toujours bonne à quelque chose. Cette diète lui fut indiquée, à M. d'Agincourt, non par les médecins, mais par M. le chevalier Azara, qui l'avait vue en Espagne pratiquée avec succès, et s'en souvenait ; dont bien prit, comme vous voyez, à son ami. Qui empêche que je ne sois pour vous le chevalier Azara? alors, vraiment, je me louerais de mes courses en Italie.

Il souffrait de la vessie.

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Je vous livre, monsieur, sans réserve, mon œuvre, et mon nom, și on veut absolument le mettre en tête du volume. J'aimerais mieux cependant, par des raisons particulières que je puis appeler raisons d'État, n'être point nommé. Tâchez, je vous prie, de m'obtenir cela ; du reste, le plus tôt sera le mieux. Si je pouvais avoir une vingtaine d'exemplaires.... Mais tout est entre vos mains, et je suis trop heureux qu'une amitié qui m'est si honorable et si chère vous engage à prendre ce soin.

Voici de quoi ajouter à mes notes 2; vous voyez comme je travaille tout ce qu'on appelle décousu, bâton rompu, n'est rien en comparaison. Une ligne faite à Milan, l'autre à Tarente, l'autre ici, Dieu sait comme tout cela joindra.

A M. GRIOIS,

MAJOR DU 4o RÉgiment d'artillerie à cheval, A VÉRONE.

Milan, le 10 mars 1809.

Ma foi, mon major, je vous quitte, et c'est à regret en vérité. L'honnêteté n'entre pour rien dans ce que je vous dis là. Je Vous regrette tous, mes camarades; j'ai passé avec vous des moments agréables. Cependant, pour avoir du bon temps, je crois qu'il vaut mieux être libre.

Le diable s'était mis dans mes affaires en France. Je demande un congé pour aller voir ce que c'était; on me le refuse. J'avais déjà demandé à passer en Espagne, comptant bien que je pourrais, en allant ou revenant, faire un tour au pays. Ah! ah ! on ne m'écouta seulement pas. Aujourd'hui c'est ma démission dont je régale Son Excellence, et pour cela je ne crois pas qu'il y ait de difficultés.

Vous me devez de l'argent : quand je dis vous, c'est le régiment. On a reçu sans doute depuis un an mon traitement de la Légion d'honneur; avisez, je vous prie, aux moyens de me faire toucher cela ici, vous m'obligerez. Adieu, major; adieu, Hasard, et tous mes camarades connus et inconnus; adieu, mes amis; buvez frais, mangez chaud, faites l'amour comme vous pourrez. Adieu!

'Xénophon. - 2 Sur Xénophon.

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