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dire la vérité, on ne nous bat plus non plus. Nous vivons tout doucement, sans faire ni la guerre ni la paix ; et moi, je parcours ce royaume comme une terre que j'aurais envie d'acheter. Je m'arrête où il me plaît, c'est-à-dire, presque partout; car ici il n'y a pas un trou qui n'ait quelque attrait pour un amateur de la belle nature et de l'antiquité. Ah! madame, l'antique! la nature! voilà ce qui me charme, moi; voilà mes deux passions de tout temps. Vous le savez bien. Mais je suis plus fort sur l'antique, ou, pour parler exactement, l'un est mon fort, l'autre mon faible. Eh bien ! que dites-vous? faudrait-il autre chose que cette impertinence pour nous faire rire une soirée dans ce petit cabinet au fond du billard ?

Je calcule avec impatience le temps où je pourrai recevoir votre réponse; n'allez pas vous aviser de ne m'en faire aucune. Ces silences peuvent être bons dans quelques occasions; mais à la distance où nous sommes, cela ne signifierait rien. Je në feindrai point de vous dire aussi que, fort peu exact moi-même à donner de mes nouvelles, je suis cependant fort exigeant, et fort pressé d'en recevoir de mes amis. Voilà la justice de ce monde.

[La levée des mulets obligea Courier à parcourir toute la Pouille, et à pousser jusqu'à Bari et à Lecce; il revint enfin à Naples vers la mijuin. A son arrivée, il trouva le général Dedon, commandant de l'artillerie de l'armée, prévenu et indisposé contre lui. Il se défendit peutêtre avec trop de vivacité, et fut mis aux arrêts.]

A M. LE GÉNÉRAL DEDON,

COMMANDANT L'ARTILLERIE.

Naples, le 25 juin 1807.

Monsieur, la supériorité du grade ne dispense pas des procédés, de ceux-là surtout qui tiennent à l'équité naturelle. Les vôtres à mon égard ne sont plus d'un chef, mais d'un ennemi. Je vous croyais prévenu contre moi, et vous ai donné des éclaircissements qui devaient vous satisfaire. Maintenant je vois votre haine, et j'en devine les motifs; je vois le piége que vous m'avez tendu, en me chargeant d'une commission où je ne pouvais presque éviter de me compromettre. Vous commencez par me

punir; vous m'ôtez la liberté, pour que rien ne vous empêche de me dénoncer au roi, et de prévenir contre moi le public. Ensuite vous me citez à votre propre tribunal, où vous voulez être à la fois mon accusateur et mon juge, et me condamner sans m'entendre, sans me nommer mes dénonciateurs, ni produire aucune preuve de ce qu'on avance contre moi. Vous savez trop combien il me serait facile de confondre les impostures de vos vils espions. Vous pouvez réussir à me perdre; mais peut-être trouverai-je qui m'écoutera malgré vous. Quoi qu'il arrive, n'espérez pas trouver en moi une victime muette. Je saurai rendre la lâcheté de votre conduite aussi publique dans cette affaire qu'elle l'a déjà été ailleurs.

[Vingt copies de cette lettre furent distribuées dans l'armée. ]

*** A M. 2

COLONEL D'ARTILLERIE, A NAPLES.

Naples, le 27 juin 1807.

Voilà qui est bouffon: il me tient bloqué, et me demande la paix; c'est l'assiégeant qui capitule. Vous allez voir, mon colonel, si je me pique de générosité. Je ne demande pour moi que la levée de mes arrêts, et de passer à une autre armée; moyennant quoi je me dédis de tout ce que j'ai dit et écrit au général Dedon. Je ne plaisante point, je signerai qu'il est brave, qu'il l'a fait voir à Gaëte, et que ceux qui disent le contraire en ont menti, moi le premier. Un démenti à toute l'armée, que voulezvous de plus, mon colonel ? Rédigez les articles, et faites-moi sortir. Prisonnier à Naples, il me semble être damné en paradis.

A M. LE GÉNÉRAL DEDON,

COMMANDANT L'ARTILLERIE DE L'ARMÉE.

Naples, le 29 juin 1807.

MON GÉNÉRAL,

J'ai eu le malheur de vous offenser, et je comprends qu'il est difficile que vous l'oubliiez jamais. Quand même vous auriez la bonté de ne montrer aucun ressentiment de ce qui s'est passé,

ma position n'en serait pas moins désagréable ici, ou le moindre incident pourrait rallumer des passions plutôt assoupies qu'éteintes. Vous-même, mon général, ne sauriez désirer de conserver sous vos ordres un officier qui, doutant toujours de vos dispositions à son égard, n'apporterait au service ni confiance ni bonne volonté. Je vous prie donc, mon général, de m'obtenir du roi l'ordre que je sollicite depuis si longtemps, de me rendre à la grande armée.

[En attendant l'effet de cette demande, Courier fit sa rentrée dans la bibliothèque du marquis Tacconi. Il y travaillait à la traduction des livres de Xénophon sur le commandement de la cavalerie et sur l'équitation. Cet ouvrage, entrepris dès l'époque de son séjour à Plaisance, et plusieurs fois interrompu, fut à peu près terminé cette année à la fin de novembre. Il n'a été cependant imprimé qu'en 1809 à Paris.

Pour mieux comprendre les préceptes de son auteur sur l'équitation, il en faisait l'essai par lui-même et sur son propre cheval. Celui-ci, qu'il avait bridé et équipé à la grecque, n'était point ferré. Il le montait sans étriers, et courait ainsi dans les rues de Naples, sur les dalles qui forment le pavé, à la grande surprise des autres cavaliers, qui n'y marchaient qu'avec précaution. ]

A M. DE SAINTE-CROIX,

A PARIS.

Naples, le... juillet 1807.

Monsieur, vous vous moquez de moi. Heureusement j'entends raillerie, et prends comme il faut vos douceurs. Que si vous parlez tout de bon, sans doute l'amitié vous abuse. Il se peut que je sois coupable de quelque chose; mais cela n'est pas sûr comme il l'est que jusqu'à présent je n'ai rien fait.

Ce que je vous puis dire du marquis Rodio, c'est qu'ici sa mort passe pour un assassinat et pour une basse vengeance. On lui en voulait, parce qu'étant ministre, et favori de la reine, il parut contraire au mariage que l'on proposait d'un fils ou d'une fille de Naples avec quelqu'un de la famille. L'empereur a cette faiblesse de tous les parvenus, il s'expose à des refus. Il fut refusé là et ailleurs. Le pauvre Rodio, depuis, pris dans un coin de la Calabre, à la tête de quelques insurgés, quoiqu'il eût fait une bonne et

franche et publique capitulation, fut pourtant arrêté, jugé par une commission militaire, et, chose étonnante, acquitté. Il en écrivit la nouvelle à sa femme, à Catanzaro, et se croyait hors d'embarras; mais l'empereur le fit reprendre et rejuger par les mêmes juges, qui cette fois-là le condamnèrent, étant instruits et avertis. Cela fit horreur à tout le monde, plus encore peut-être aux Français qu'aux Napolitains. On le fusilla par derrière, comme traître, félon, rebelle à son légitime souverain. Le trait vous paraît fort; j'en sais d'autres pareils. Quand le général V*** commandait à Livourne, il eut l'ordre, et l'exécuta, de faire arrêter deux négociants de la ville, dont l'un périt comme Rodio, l'autre l'échappa belle, s'étant sauvé de prison par le moyen de sa femme et d'un aide de camp. Le général fut en peine, et fort réprimandé. Ici nous avons vu un courrier qui portait des lettres de la reine, assassiné par ordre, ses dépêches enlevées à Paris. L'homme qui fit ce coup, ou l'ordonna du moins, je le vois tous les jours. Mais quoi! à Paris même, pour avoir des papiers, n'a-t-on pas tué chez lui un envoyé ou secrétaire de je ne sais quelle diplomatie? L'affaire fit du bruit.

Assurément, monsieur, cela n'est point du temps, du siècle où nous vivons; tout cela s'est passé quelque part au Japon ou bien à Tombouctou, et du temps de Cambyse. Je le dis avec vous, les mœurs sont adoucies; Néron ne régnerait pas aujourd'hui. Cependant, quand on veut être maître... pour la fin, le moyen. Maître et bon, maître et juste, ces mots s'accordent-ils? Oui, grammaticalement, comme honnête larron, équitable brigand.

J'ai connu Rodio; il était joli homme, peu d'esprit, peu d'intelligence, d'une fatuité incroyable', en un mot, bon pour une reine.

Je passe ici mes jours, ces jours longs et brûlants, dans la bibliothèque du marquis Tacconi, à traduire pour vous Xénophon, non sans peine; le texte est gâté. Ce marquis est un homme admirable, il a tous les livres possibles: j'entends tous ceux que vous et moi saurions désirer. J'en dispose; entre nous, quand je serai parti, je ne sais qui les lira. Lui, ne lit point; je ne pense pas qu'il en ait ouvert un de sa vie. Ainsi en usait Salomon avec ses sept ou huit cents femmes; les aimant pour la

vue, il n'y touchait guère, sage en cela surtout; peut-être aussi, comme Tacconi, les prêtait-il à ses amis.

Nous sommes à présent dans une paix profonde, et favorable à mes études; mais cette paix peut être troublée d'un moment à l'autre. Tout tient au caprice de deux ou trois bipèdes sans plumes, qui se jouent de l'espèce humaine. Pour moi, ce que je deviendrai, je le sais aussi peu que vous, monsieur. J'ai cent projets, et je n'en ai pas un. Je veux rester ici, dans cette bibliothèque ; je veux aller en Grèce. Je veux quitter mon métier, je le veux continuer pour avoir des mémoires que j'emploierais quelque jour. De tout cela que sera-t-il? Ce qui est écrit, dit Homère, aux tablettes de Jupiter. Présentez, je vous prie, mon respect à madame de Sainte-Croix, et me conservez une place dans votre souvenir.

A MADAME PIGALLE,

A LILLE.

Resina, près Portici, le 1er novembre 1807.

Vos lettres sont rares, chère cousine; vous faites bien, je m'y accoutumerais, et je ne pourrais plus m'en passer. Tout de bon, je suis en colère : vos douceurs ne m'apaisent point. Comment, cousine, depuis trois ans voilà deux fois que vous m'écrivez ! en vérité, mamzelle Sophie... Mais quoi! si je vous querelle, vous ne m'écrirez plus du tout. Je vous pardonne donc, crainte de pis.

Oui sûrement je vous conterai mes aventures, bonnes et mauvaises, tristes et gaies; car il m'en arrive des unes et des autres. Laissez-nous faire, cousine, on vous en donnera de toutes les façons. C'est un vers de la Fontaine; demandez à Voisard. Mon Dieu! m'allez-vous dire, on a lu la Fontaine; on sait ce que c'est que le Curé et le Mort. Eh bien, pardon. Je disais donc que mes aventures sont diverses, mais toutes curieuses, ressantes; il y a plaisir à les entendre, et plus encore, je m'imagine, à vous les conter. C'est une expérience que nous ferons au coin du feu quelque jour. J'en ai pour tout un hiver. J'ai de quoi vous amuser, et par conséquent vous plaire, sans vanité, tout ce temps-là; de quoi vous attendrir, vous faire rire, vous

inté

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