Page images
PDF
EPUB

de l'Italie. Les bonzes aussi n'y manquent pas. C'est le royaume des prêtres, où tout leur appartient. On y fait vœu de pauvreté pour ne manquer de rien, de chasteté pour avoir toutes les femmes. Il n'y a point de famille qui ne soit gouvernée par un prêtre jusque dans les moindres détails; un mari n'achète pas des souliers pour sa femme sans l'avis du saint homme.

Ce n'est point ici qu'il faut prendre exemple d'un bon gouvernement; mais la nature enchante. Pour moi, je ne m'habitue pas à voir des citrons dans les haies. Et cet air embaumé autour de Reggio! on le sent à deux lieues au large, quand le vent souffle de terre. La fleur d'oranger est cause qu'on y a un miel beaucoup meilleur que celui de Virgile : les abeilles d'Hybla ne paissaient que le thym, n'avaient point d'orangers. Toutes choses aujourd'hui valent mieux qu'autrefois.

Je finis en vous suppliant de présenter mon respect à madame de Sainte-Croix et à M. Larcher. Que n'ai-je ici son Hérodote, comme je l'avais en Allemagne ! Je le perdis justement comme je viens de faire de mon Homère, sur le point de le savoir par Il me fut pris par des hussards. Ce que je ne perdrai jamais, ce sont les sentiments que vous m'inspirez l'un et l'autre, dans lesquels il entre du respect, de l'admiration, et, si j'ose le dire, de l'amitié.

cœur.

A M. ***

OFFICIER D'ARTILLERIE, A NAPLES.

Mileto, le 16 octobre 1806.

J'avais déjà ouï dire que ce pauvre Michaud s'était fait égorger. Je ne m'en étonne pas; il avait perdu la tête : ce n'est pas une façon de parler. Je le vis à Cassano: son esprit était frappé; il voyait partout des brigands. Ce que cela produit, c'est qu'on se jette dans le péril qu'on veut éviter. Il y a une autre chose qui fait périr ces gens-là, c'est l'argent qu'ils portent avec eux, comme Sucy et mille autres que la chère cassette a conduits à mal. Au reste, il n'était pas le seul à qui la peur eût troublé le sens. Je t'en pourrais dire autant de plusieurs qui ont fait la guerre, qui servent bien, qui ont été partout. Il faut convenir aussi que nos aventures n'étaient pas gaies. Voici celle de Cas

sano: elle fut assurément des moins tragiques pour nous; mais elle fit du bruit, à cause du miracle dont on t'a parlé.

Après avoir saccagé sans savoir pourquoi la jolie ville de Corigliano, nous venions ( non pas moi, j'étais avec Verdier; mais j'arrivai trois jours après); nos gens montaient vers Cassano, le long d'un petit fleuve ou torrent qu'on appelle encore le Sibari, qui ne traverse plus Sibaris, mais des bosquets d'orangers. Le bataillon suisse marchait en tête, fort délabré comme tout le reste, commandé par Muller, car Clavel a été tué à Sainte-Euphémie. Les habitants de Cassano, voyant cette troupe rouge, nous prennent pour des Anglais : cela est arrivé souvent. Ils sortent, viennent à nous, nous embrassent, nous félicitent d'avoir bien frotté ces coquins de Français, ces voleurs, ces excommuniés. On nous parla, ma foi, sans flatterie cette fois-là. Ils nous racontaient nos sottises, et nous disaient de nous pis encore que nous ne méritions. Chacun maudissait les soldats de maestro Peppe, chacun se vantait d'en avoir tué. Avec leur pantomime, joignant le geste au mot : J'en ai poignardé six ; j'en ai fusillé dix. Un disait avoir tué Verdier; un autre m'avait tué, moi. Ceci est vraiment curieux. Portier, lieutenant du train (je ne sais si tu le connais) voit dans les mains de l'un d'eux ses propres pistolets, qu'il m'avait prêtés, et qu'on me prit quand je fus dépouillé. Il saute dessus : A qui sont ces pistolets? L'autre (tu sais leur style): Monsieur, ils sont à vous. Il ne croyait pas dire si vrai. Mais de qui les avez-vous eus? — D'un officier français que j'ai tué. Alors, moi et Verdier, on nous crut bien morts tous deux; et quand nous arrivâmes, trois jours après, on était déjà en train de ne plus penser à nous.

Tu vois comme ils se recommandaient, et arrangeaient leur affaire. On reçut ainsi toutes leurs confidences, et ils ne nous reconnurent que quand on fit feu sur eux, à bout touchant. On en tua beaucoup. On en prit cinquante-deux, et le soir on les fusilla sur la place de Cassano. Mais un trait à noter de la rage de parti, c'est qu'ils furent expédiés par leurs compatriotes, par les Calabrais nos amis, les bons Calabrais de Joseph, qui demandèrent comme une faveur d'être employés à cette boucherie. Ils n'eurent pas de peine à l'obtenir; car nous étions las du mas. En particulier à Marcellinara, le soir du combat de Maida.

sacre de Corigliano. Voilà les fêtes de Sibaris; tu peux garantir à tout venant l'exactitude de ce récit. Le miracle fameux fut que peu de jours après, dans un village voisin, on égorgea de nos gens cinquante-deux, ni plus ni moins, qui pillaient sans penser à mal. La Madone, comme tu peux croire, eut part à cette bonne affaire, dont les récits furent embellis et propagés à la gloire de la santa fede.

La scène de Marcellinara est du même genre. Nous fumes pris pour des Anglais, et, comme tels, reçus dans la ville. Arrivés sur la place, la foule nous entourait. Un homme chez lequel avait logé Reynier le reconnaît, et veut s'enfuir. Reynier fait signe qu'on l'arrête; on le tue. La troupe tire tout à la fois ; en deux minutes la place fut couverte de morts. Nous trouvâmes là six canonniers du régiment, dans un cachot, demi-morts de faim, entièrement nus. On les gardait pour un petit auto-da-fé qui devait avoir lieu le lendemain.

L'aventure du grand amiral est sans doute merveilleuse, on ne peut l'échapper plus belle. Cependant, nous t'en citerions qui n'en doivent guère à celle-là. Il n'y a pas encore quinze jours que nous décrochâmes un de nos hommes mal pendu et mal poignardé, qui mange et boit maintenant comme toi. On tue tant, on est si pressé, qu'on ne fait les choses qu'à moitié. Tout cela n'est rien au prix de l'histoire de Mingrelot; tu dois la savoir, puisqu'il est à Naples. Il t'aura pu conter aussi ce qui arriva à Maréchal, de son régiment, fusillé deux fois, et vivant.

Mery, l'aide de camp de Saint-Cyr, n'a pas été si heureux : il est mort. Il fut blessé à la cuisse dans une embuscade, et achevé par les chirurgiens à Castro-Villari. Alquier et Lejeune, chef de bataillon du même régiment, ont péri à Scigliano. Gastelet fut tué à Sainte-Euphémie. Compère a un bras coupé, et une jambe qui ne vaut guère mieux.

I

Pour moi, je n'ai garde de me plaindre. J'ai perdu plus que tous les autres en chevaux et en effets; mais ma peau est entière, et j'ai le compte de mes membres. Je me suis vu quelquefois assez mal à mon aise; mais plus souvent j'ai eu du bon. Presque toujours bien avec le patron, ma disgrâce a duré autant que Général de brigade.

2 Le général Reynier.

sa prospérité, ce que durent les roses. Avant tout ceci on n'eût daigné abaisser un regard jusqu'à moi; l'infortune l'humanise, et nous voilà de nouveau bons amis.

Les gens qui ne réfléchissent point, à la tête desquels tu peux me mettre, trouvent encore ici de bons moments: on y mange, on y boit, parmi toutes ces diableries; on y fait l'amour comme ailleurs et mieux, car on ne fait que cela. Le pays fournit en abondance de quoi satisfaire tous les appétits, poil et plume, chair et poisson; du vin plus qu'on n'en peut boire, et quel vin! des femmes plus qu'on n'en veut. Elles sont noires dans la plaine, blanches sur les montagnes, amoureuses partout. Calabraise et braise, c'est tout un. Les vertus que nous avons amenées ont eu de furieux assauts, prises et reprises par les Anglais, les Siciliens, les Calabrais, et toujours rendues sans tache. Madame Grabinski, madame Peyri, madame François, ont été fort respectées des Anglais, à ce qu'elles disent; elles se louent moins des Napolitains, qui auraient eu plus d'attentions pour un de nos petits tambours. Madame Grabinski est un ange de douceur et de complaisance; je la vis un jour à Palmi; je dînai avec eux. Comme il n'entend guère l'italien, ni aucune langue à *ce que je crois, j'eus toute la commodité de parler à la belle. Je lui contai bonnement comme je l'avais manquée d'un quart d'heure à Bologne, chez madame Williams, où l'on ne payait qu'en sortant. Je me plaignis fort du tour que m'avait joué Grabinski, et à nous tous, de l'enlever ainsi pour la mettre en chartre privée: que n'était-il venu un quart d'heure plus tard!

Ou vous plus tôt, me dit-elle.

Ces gens de Palmi me contèrent des merveilles de Michel . Dans Scylla, qu'ils voient en plein de leurs montagnes, il a fait pendant vingt-trois jours tout ce qui se pouvait humainement. C'était un feu d'enfer par mer et par terre. Si je t'enfile encore celle-là, tu n'en seras jamais quitte. Dors-tu? moi je vais me coucher. Adieu.

Chef de bataillon du génie

A M. LEDUC,

OFFICIER D'ARTILLERIE, A PARIS.

Mileto, le 18 octobre 1806.

On croit généralement ici que la guerre recommence en Allemagne : j'ai les plus fortes raisons pour souhaiter d'y être employé, et de quitter ce pays-ci, où il ne me reste rien à faire, ni à voir, ni à espérer. Ne pourrais-tu pas m'obtenir ce changement de destination? N'as-tu aucune relation avec ceux qui règlent ces sortes de choses, auxquels il doit être assez indifférent que je me fasse tuer ici ou là-bas, par un sous-diacre embusqué derrière une haie, ou par un hussard prussien? Cette demande, en elle-même, est peu de chose, puisqu'il ne s'agit ni d'argent ni d'avancement. Ton amitié que j'implore, et sur laquelle je me fonde, ferait pour moi plus que cela; tire-moi de ce purgatoire où je suis sans avoir péché, dupe de ma bonne volonté, et de l'envie que j'ai eue de servir utilement. Écoute ma déconvenue : avant la dernière campagne d'Allemagne, lorsque tout était en paix, je voulus venir dans ce royaume, parce qu'il y avait une armée que l'on croyait destinée à le conquérir, ou à quelque autre expédition; ce fut ainsi que je n'allai pas à la grande armée; si ce fut pour moi bonheur ou malheur, Dieu le sait; mais enfin j'aurais pu là me distinguer tout comme un autre. Tandis que l'empereur entrait à Vienne, nous vînmes près de Venise battre le corps de monsieur de Rohan; la paix faite, nous retournâmes sur nos pas, sous les ordres du prince Joseph, aujourd'hui roi.

Arrivé à Naples, où j'aurais pu rester, je demandai à faire partie de l'expédition de Calabre, dont personne ne voulait être. Dans cette campagne, une des plus diaboliques qui se soient faites depuis longtemps, j'ai eu beaucoup plus que ma part de fatigues et de dangers; j'ai perdu huit chevaux pris ou tués, mes nippes, mon argent, mes papiers, le tout évalué douze mille francs, par la discrétion du perdant. Une petite pacotille que m'avaient faite mes amis, après m'avoir habillé, vient de m'être prise comme la première ; mon domestique est crucifié, quoique indigne 1, et

1 Chappuy. Il avait été pris à Reggio et débarqué par les Anglais à Gênes.

« PreviousContinue »