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une fortune, il faut laisser cela. Sans doute; c'est mon dessein. Mais je suis bien ici, où j'ai tout à souhait : un pays admirable, l'antique, la nature, les tombeaux, les ruines, la Grande Grèce. Que de choses! Le général en chef est un homme de mérite, savant, le plus savant, dans l'art de massacrer, que peut-être il y ait; bon homme au demeurant, qui me traite en ami : tout cela me retient. D'ailleurs je laisse faire à la fortune, et ne me mêle point du tout de la conduite de ma vie. C'est là ma politique, je m'en trouve bien, et je n'aperçois point que ceux qui se tourmentent en soient plus heureux que moi. Ne croyez pas, au reste, que je perde mon temps; ici j'étudie mieux que je n'ai jamais fait, et du matin au soir, à la manière d'Homère, qui n'avait point de livres. Il étudiait les hommes: on ne les voit nulle part comme ici. Homère fit la guerre; gardez-vous d'en douter. C'était la guerre sauvage. Il fut aide de camp, je crois, d'Agamemnon, ou bien son secrétaire. Ni Thucydide non plus n'aurait eu ce sens si vrai, si profond; cela ne s'apprend pas dans les écoles. Comparez, je vous prie, Salluste et Tite-Live: celui-ci parle d'or, on ne saurait mieux dire; l'autre sait de quoi il parle. Et qui m'empêcherait quelque jour..... ? car j'ai vu, moi aussi; j'ai noté, recueilli tant de choses, dont ceux qui se mêlent d'écrire n'ont depuis longtemps nulle idée ; j'ai bonne provision d'esquisses: pourquoi n'en ferais-je pas des tableaux où se pourrait trouver quelque air de cette vérité naïve qui plaît si fort dans Xénophon? Je vous conte mes rêves.

Que voulez-vous donc dire, que nous autres soldats nous écrivons peu, et qu'une ligne nous coûte? Ah! vraiment, voilà ce que c'est ; vous ne savez de quoi vous parlez. Ce sont là de ces choses dont vous ne vous doutez pas, vous, messieurs les savants. Apprenez, monsieur, apprenez que tel d'entre nous écrit plus que tout l'Institut; qu'il part tous les jours des armées cent voitures à trois chevaux, portant chacune plusieurs quintaux d'écriture ronde et bâtarde, faite par des gens en uniforme, fumeurs de pipes, traîneurs de sabres : que moi seul, ici, cette année, j'en ai signé plus, moi qui ne suis rien et ne fais rien, plus que vous n'en liriez en toute votre vie ; et mettez-vous bien dans l'esprit que tous les mémoires et histoires de vos académies, depuis leur fondation, ne font pas en volume le quart de ce

que le ministre reçoit de nous chaque semaine régulièrement. Allez chez lui, vous y verrez des galeries, de vastes bâtiments remplis, comblés de nos productions, depuis la cave jusqu'au faîte : : vous y verrez des généraux, des officiers qui passent leur vie à signer, parapher, couverts d'encre et de poussière, accuser réception, apostiller en marge les lettres à répondre et celles répondues. Là, des troupes réglées d'écrivains expédient paquets sur paquets, font tête de tous côtés à nos états-majors, qui les attaquent de la même furie. Voilà vos paresseux d'écrire. Allez, monsieur, il serait aisé de vous démontrer, si on voulait vous humilier, que de tous les corps de l'État, c'est l'Académie qui écrit le moins aujourd'hui, et que les plus grands travaux de plume se font par des gens d'épée.

Je réponds, comme vous voyez, non-seulement a tous les articles, mais à chaque mot de votre lettre; et je vous dirai encore, en style de maître François, qu'une nation dont on fait ce qu'on veut n'est pas une cire, mais une...; et qu'on n'en saurait rien faire qui ne soit fort dégoûtant. Aristophane doit l'avoir dit. Ainsi la métaphore ne vous surprendra pas. Au reste, nous portons les sottises qu'on porte. C'est tout le compliment que je trouve à vous faire sur ces nouveaux brimborions, qu'assurément vous honorez. Pour moi, j'ai été élevé dans un grand mépris de ces choses-là. Je ne saurais les respecter; c'est la faute de mon père.

Eh bien qu'en dites-vous? suis-je si paresseux, moi qui vous fais, pour quelques lignes que vous m'écrivez, trois pages de cette taille? Vous vous piquerez d'honneur, j'espère, et ne voudrez pas demeurer en reste avec moi.

A votre loisir, je vous prie, donnez-moi des nouvelles de la Grèce, dont je ne suis pas transfuge, comme il vous plaît de le dire. Vous m'y verrez reparaître un jour, quand vous y penserez le moins, et faire acte de citoyen. Je vous avoue que je ne connais pas du tout M. Weiske, et ne sais comme il a pu découvrir que je suis au monde, si ce n'est pas vous qui lui avez appris ce secret. Je souhaite fort qu'il nous donne un bon Xénophon; l'entreprise est grande. Aurons-nous à la fin cette Anthologie de M. Chardon de la Rochette? Et vous qui accusez les autres de paresse, me voulez-vous laisser si longtemps sans rien lire

de votre façon que ces articles de journal, excellents, mais toujours trop courts, comme les ïambes d'Archiloque, dont le meilleur était le plus long? Ah! que ne suis-je roi pour cent ou six vingts ans! je vous ferais pardieu travailler ; il ne serait pas dit que vous êtes savant pour vous seul; je vous taxerais à tant de volumes par an, et ne voudrais lire autre chose.

A M. CLAVIER,

A PARIS.

Barletta,... juin 1805.

Vous n'avez pas tort non plus de croire que tous ces faits, ces grands événements qui tiennent le monde en suspens, méritent bien peu l'attention d'un homme sensé, et que c'est sottise de méditer sur ce qui dépend des digestions de Bonaparte: mais je vous dis, moi, qu'on a beau être philosophe, la peinture des passions et des caractères, soit histoire ou roman, intéresse toujours, et plus un philosophe qu'un autre. La difficulté c'est de peindre, et c'est où les anciens excellent, et ou nos auteurs font pitié, j'entends nos historiens. Ils ne savent saisir aucun trait. Pour représenter une tempête, ils se mettent à compter les vagues: un arbre, ils le font feuille à feuille; et tout cela copié fidèlement ressemble bien moins au vrai que les inventions d'un homme qui joint à quelque étude le sentiment de la nature. Il y a plus de vérité dans Joconde que dans tout Mézeray.

Un morceau qui plairait, je crois, traité dans le goût antique, ne serait l'expédition d'Égypte. Il y a là de quoi faire quelque chose comme le Jugurtha de Salluste, et mieux, en y joignant un peu de la variété d'Hérodote, à quoi le pays prêterait fort. Scène variée, événements divers, différentes nations, divers personnages; celui qui commandait était encore un homme; il avait des compagnons. Et puis, notez ceci, un sujet limité, séparé de tout le reste. C'est un grand point selon les maîtres, peu de matière et beaucoup d'art. Mon Dieu! comme je cause, comme je vous conte mes rêves, et que vous êtes bon si vous écoutez ce babil! Mais que vous dirais-je autre chose? je ne vois que du fer, des soldats, rien qui puisse vous intéresser.

Sur mon sort à venir, ce que je pourrai faire, ce que je de

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viendrai, quand je vous reverrai, je n'en sais pas là-dessus plus que vous. Nous sommes ici dans une paix profonde, mais qui peut être troublée d'un moment à l'autre. Tout tient au caprice de deux ou trois bipèdes sans plumes qui se jouent de l'espèce humaine. Présentez, je vous prie, mon respect à M. et madame de Sainte-Croix, et conservez-moi une place dans votre souvenir.

A M. LEDUC AÎNÉ.

De Bologne, le 14 novembre 1805.

Je t'ai écrit trois fois depuis notre départ de la Pouille. Je te marquais de m'adresser tes lettres à Rome, mais je n'ai pu y passer; ainsi je suis sans nouvelles de toi depuis le 10 août, date de ta dernière, par laquelle j'ai vu que ta fille était hors d'affaire. J'espère qu'elle court à l'heure qu'il est, et saute mieux que jamais, più pazzarella che mai; j'en fais mon compliment à madame sa mère, et voudrais être là pour vous embrasser tous.

Nous marchons vers Ferrare. Le général Salvat a trouvé à Ancône une Vénitienne égarée, dont il s'est emparé; ou c'est elle qui l'a pris et le mène par le nez. Je la vois tous les jours: elle mange avec nous. Je suis le seul qui puisse lui parler : eux ne savent pas trois mots d'italien. Te dire les conversations d'elle à moi, les spropositi, les sottises qui ne finissent point, ou finissent par des risate sbudellate sgangherate. Il n'est pas possible de voir une meilleure pâte de fille, une créature plus gaie, plus folle, plus ce qu'on appelle bonne enfant : son vénitien est quelque chose qui vraiment me ravit. Salvat nous gêne un peu. Il n'entend pas un mot, et veut qu'on lui explique tout. Mais les explications sont belles! nous avons mille inventions pour le dérouter, des noms de guerre... Lui, Salvat, est stentarello; elle a baptisé le secrétaire fa la nanna, cela le peint; l'aide de camp, elle l'appelle madama cocola; jamais nom ne fut mieux appliqué; c'est la femme de charge du général Salvat: il sera maréchal du palais, si Salvat devient empereur. Du reste, vivant portrait de M. Vise au Trou. Tout cela me divertit, et nous passons ensemble des heures sans ennui ; mais j'ai peur de n'en avoir pas longtemps le plaisir, car on dit que notre ménage ne plaît point du tout

à Saint-Cyr, et qu'il a trouvé fort mauvais l'équipage de la princesse, et les chevaux, et la voiture. On est contrarié en ce monde.

Monval me quitte, et m'a conté..... affaire vive à la Caldiera. Les nôtres ont eu du dessous. D'Anthouard et Demanelle sont tués. On aura fait là quelque bêtise qui nous mettrait ici en mauvaise posture. Mais ces gens ne profitent jamais de leurs avantages; ils sont persuadés que nous devons les battre; et quand nous avons l'air de nous laisser frotter, c'est une ruse; ils nous devinent. Au reste, on ne sait rien encore: je ne serai bien informé que quand nous aurons rejoint le quartier général. Adieu.

L'autre jour, en lisant une pétition de quelqu'un qui protestait de son dévouement à la personne de l'empereur, nous trouvâmes que cette nouvelle formule ne contient guère plus de vérité que le très-humble serviteur, et que, pour être exact, il faudrait se dire dévoué à la caisse du payeur. Qu'en pensestu? qu'en dit madame? tu peux lui lire ceci, mais non le reste de ma lettre; elle me croirait plus vaurien que je ne suis.

A M. FOYDAVANT,

COMMISSAIRE ORDONNATEUR.

MON CHER ORDONNATEUR,

De Strale, le 25 novembre 1805.

Aimé va vous conter notre petite drôlerie. Ce qu'il vous pourra dire, c'est qu'il dormit fort ce jour-là. Je ne sais quelle heure il pouvait être lorsqu'il apprit dans son lit qu'on s'était battu. Il se leva en grande hâte, s'habilla, ou, comme disent ces messieurs, se fit habiller, et fut choisi pour vous porter l'heureuse nouvelle de l'affaire où il s'est distingué. Nous verrons cela dans la gazette, avec la croix et l'avancement. Voilà ce que c'est d'être frère du valet de chambre du fils d'un châtreur de cochons des environs de Tonneins. Rappelez-vous Sosie.

Je dois, etc.

Nous avons pris des Quinze reliques une division tout entière, des chevaux bons à écorcher, et un prince émigré, qui, je crois n'est bon à rien. Il a un coup de fusil dans le ventre; on s'oc

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