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trompe. Il n'en reste que la base, sur laquelle j'ai écrit avec un crayon: Lugete, Veneres Cupidinesque, et les morceaux dispersés, qui feraient mourir de douleur Mengs et Winckelmann, s'ils avaient eu le malheur de vivre assez longtemps pour voir ce spectacle.

Tout ce qui était aux Chartreux, à la villa Albani, chez les Farnèse, les Onesti, au muséum Clémentin, au Capitole, est emporté, pillé, perdu ou vendu. Les Anglais en ont eu leur part, et des commissaires français, soupçonnés de ce commerce, sont arrêtés ici. Mais cette affaire n'aura pas de suite. Des soldats, qui sont entrés dans la bibliothèque du Vatican, ont détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du Bembo, manuscrit des plus estimés, pour avoir quelques dorures dont il était orné. Vénus de la villa Borghèse a été blessée à la main par quelques descendants de Diomède, et l'Hermaphrodite (immane nefas!) a un pied brisé.

A M. CHLEWASKI,

A TOULOUSE.

Rome, 27 février 1799.

Monsieur, je vous promets de m'informer de toutes les personnes dont vous me demandez des nouvelles; mais ce ne peut être que dans quelque temps, parce que pour le présent je ne vois presque personne, je ne sors point, et je ferme ma porte. Je sais pourtant déjà, et je puis vous assurer, que l'ex-jésuite Rolati n'est plus vivant.

L'Anténor dont vous me parlez est une sotte imitation de l'Anacharsis, c'est-à-dire d'un ouvrage médiocrement écrit et médiocrement savant, soit dit entre nous. Il faut être bien pauvre d'idées pour en emprunter de pareilles. Je crois que tous les livres de ce genre, moitié histoire moitié roman, où les mœurs modernes se trouvent mêlées avec les anciennes, font tort aux unes et aux autres, donnent de tout des idées très-fausses, et choquent également le goût et l'érudition. La science et l'éloquence sont peutêtre incompatibles; du moins je ne vois pas d'exemple d'un homme qui ait primé dans l'une et dans l'autre. Ceci a tout l'air d'un paradoxe; la chose pourtant me paraît fort aisée à expliquer, et

je vous l'expliquerais par raison démonstrative, comme le maître d'armes de M. Jourdain, si je vous adressais une dissertation et non pas ma lettre, et si je n'avais plus envie de savoir votre opinion que de vous prouver la mienne. Au reste, l'histoire du manuscrit prétendu, trouvé parmi ceux d'Herculanum, n'est pas moins pitoyable que l'ouvrage même. Tout cela prouve qu'il faut au public des livres nouveaux (car celui-ci n'a pas laissé d'avoir quelque succès), et que notre siècle manque non de lecteurs, mais d'auteurs, ce qui peut se dire de tous les

autres arts.

Puisque me voilà sur cet article, je veux vous bailler ici quelque petite signifiance de ce que j'ai remarqué de la littérature actuelle pendant mon séjour à Paris. Je me suis rencontré quelquefois avec M. Legouvé, dont le nom vous est connu. Je lui ai ouï dire des choses qui m'ont étonné à propos d'une pièce dont on donnait alors les premières représentations. Par exemple, il approuvait fort ce vers prononcé par un amant qui, ayant cru d'abord sa maîtresse infidèle, se rassurait sur les serments qu'elle lui faisait du contraire :

Hélas! je te crois plus que la vérité même.

Cette pensée, si c'en est une, fut extrêmement applaudie, nonseulement par M. Legouvé, mais par tous les spectateurs, sans m'en excepter. Je sus bon gré à l'auteur d'avoir voulu enchérir sur cette expression naturelle, mais déjà hyperbolique : Je t'en crois plus que moi-même, plus que mes propres yeux; et je compris d'abord qu'il ne serait pas facile à ceux qui voudraient quelque jour pousser plus loin cette idée, de dire quelque chose de plus fort. Mais M. Legouvé me fit remarquer que, comme on ne croit pas toujours la vérité, mais ce qu'on prend pour elle, l'auteur, qui est un de ses amis, eût bien voulu dire: Je te crois plus que l'évidence, mais qu'il n'avait pu réussir à concilier ce sens avec la mesure de ses vers. Je me rappelai alors une historiette où la même pensée se trouve bien moins subtilisée ou volatilisée, comme parlent les chimistes; il s'agit pareillement d'une amante et d'un amant : la première, infidèle, et surprise dans un état qui ne permettait pas d'en douter, nie le fait effrontément. Mais, dit l'autre, ce que je vois...- Ah! cruel, répond la

dame, tu ne m'aimes plus! si tu m'aimais, tu m'en croirais plutôt que tes yeux!

Cette pièce, dont je vis avec M. Legouvé la première représentation, était intitulée Blanche et Montcassin. Je voudrais pou voir vous dire toutes les remarques qu'il nous fit faire. Je vis bien alors, et depuis je l'ai encore mieux connu, que ses idées sont tout à fait dans le goût, je veux dire dans le genre à la mode; et je ne doute pas que ce genre ne règne dans ses ouvrages, lesquels d'ailleurs je n'ai point lus.

On me mena peu de temps après à une autre pièce, que peutêtre vous connaissez-, Macbeth, de Ducis, imitée, à ce que je crois, de Shakspeare, et toute remplie de ces beautés inconnues à nos ancêtres. Je vis là sur la scène ce que Racine a mis en récit,

Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux;

et ce qu'il n'a mis nulle part, des sorcières, des rêves, des assassinats, une femme somnambule qui égorge un enfant presque aux yeux des spectateurs, un cadavre à demi découvert, et des draps ensanglantés; tout cela, rendu par des acteurs dignes de leur rôle, faisait compassion à voir, selon le mot de Philoxène. Je n'ai pas assez l'usage de la langue moderne et des expressions qu'on emploie en pareil cas pour vous donner une idée des talents que tout Paris idolâtre dans Talma. C'est un acteur dont sans doute vous aurez entendu parler. J'ai senti parfaitement combien son jeu était convenable aux rôles qu'il remplit dans les pièces dont je vous parle. Partout où il faut de la force et du sentiment, je vous jure qu'il ne s'épargne pas ; et dans les endroits qui ne demandent que du naturel, vous croyez voir un homme qui dit : Nicole, apporte-moi mes pantoufles; en quoi il suit ses auteurs, et me paraît à leur niveau. On a en effet aboli ces anciennes lois : Le style le moins noble..... (Le reste manque.)

A M. N.

A Plaisance, le... mai 1804.

Nous venons de faire un empereur, et pour ma part je n'y ai pas nui. Voici l'histoire. Ce matin, d'Anthouard nous assemble, et nous dit de quoi il s'agissait, mais bonnement, sans préam

bule ni péroraison. Un empereur ou la république, lequel est le plus de votre goût? comme on dit, Rôti ou bouilli, potage ou soupe, que voulez-vous? Sa harangue finie, nous voilà tous à nous regarder, assis en rond. Messieurs, qu'opinez-vous? Pas le mot; personne n'ouvre la bouche. Cela dura un quart d'heure ou plus, et devenait embarrassant pour d'Anthouard et pour tout le monde, quand Maire, un jeune homme, un lieutenant que tu as pu voir, se lève, et dit : S'il veut être empereur, qu'il le soit; mais, pour en dire mon avis, je ne le trouve pas bon du tout. Expliquez-vous, dit le colonel; voulez-vous? ne voulezvous pas ? Je ne le veux pas, répond Maire. A la bonne heure. Nouveau silence. On recommence à s'observer les uns les autres, comme des gens qui se voient pour la première fois. Nous y serions encore, si je n'eusse pris la parole. Messieurs, dis-je, il. me semble, sauf correction, que ceci ne nous regarde pas. La nation veut un empereur, est-ce à nous d'en délibérer? Ce raisonnement parut si fort, si lumineux, si ad rem..... que veux-tu ? j'entraînai l'assemblée. Jamais orateur n'eut un succès si complet. On se lève, on signe, on s'en va jouer au billard. Maire me disait : Ma foi, commandant, vous parlez comme Cicéron ; mais pourquoi voulez-vous donc tant qu'il soit empereur, je vous prie ? Pour en finir, et faire notre partie de billard. Fallait-il rester là tout le jour? pourquoi, vous, ne le voulez-vous pas ? Je ne sais, me dit-il, mais je le croyais fait pour quelque chose de mieux. Voilà le propos du lieutenant, que je ne trouve point tant sot. En effet, que signifie, dis-moi.... un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d'armée, le premier capitaine du monde, vouloir qu'on l'appelle Majesté? Etre Bonaparte, et se faire sire! Il aspire à descendre mais non, il croit monter en s'égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu'un nom. Pauvre homme! ses idées sont au-dessous de sa fortune. Je m'en doutai quand je le vis donner sa petite sœur à Borghèse, et croire que Borghèse lui faisait trop d'honneur.

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La sensation est faible. On ne sait pas bien encore ce que cela veut dire. On ne s'en soucie guère, et nous en parlons peu. Mais les Italiens, tu connais Mendelli, l'hôte de Demanelle '. Questi son salti! questi son voli! un alfiere, un caprajo ài 'Colonel d'un régiment d'artillerie à pied.

Corsica, che balza imperatore! Poffariddio, che cosa! sicchè dunque, commandante, per quel che vedo un Corso ha castrato i Francesi.

Demanelle, je crɔis, ne fera pas d'assemblée. Il envoie les signatures avec l'enthousiasme, le dévouement à la personne, etc. Voilà nos nouvelles; mande-moi celles du pays où tu es, et comment la farce s'est jouée chez vous. A peu près de même, sans doute.

Chacun baise en tremblant la main qui nous enchaine...

Avec la permission du poëte, cela est faux. On ne tremble point. On veut de l'argent, et on ne baise que la main qui paye.

Ce César l'entendait bien mieux, et aussi c'était un autre homme. Il ne prit point de titres usés, mais il fit de son nom même un titre supérieur à celui de roi.

Adieu; nous t'attendons ici.

A M. DANSE DE VILLOISON,

A PARIS.

Barletta, 8 mars 1805.

Vous me tentez, monsieur, en m'assurant qu'une traduction de ces vieux mathematici me couvrirait de gloire. Je n'eusse jamais cru cela. Mais enfin vous me l'assurez, et je saurai à qui m'en prendre si la gloire me manque après la traduction faite; car je la ferai, chose sûre. J'en étais un peu dégoûté, de la gloire, par de certaines gens que j'en vois couverts de la tête aux pieds, et qui n'en ont pas meilleur air; mais celle que vous me proposez est d'une espèce particulière, puisque vous dites que moi seul je puis cueillir de pareils lauriers. Vous avez trouvé là mon faible : à mes yeux, honneurs et plaisirs, par cette qualité d'exclusifs, acquièrent un grand prix. Ainsi me voilà décidé; quelque part que ce livre me tombe sous la main, je le traduis, pour voir un peu si je me couvrirai de gloire.

Quant à quitter mon vil métier, je sais ce que vous pensez là-dessus, et moi-même je suis de votre sentiment. Ne voulant ni vieillir dans les honneurs obscurs de quelque légion, ni faire

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